Carnet d’une femme de chambre 1933 : II. L’étage des bonnes

Article paru dans Voilà du 22 juillet 1933 :

II. L’ÉTAGE DES BONNES

(suite du premier épisode :
I. Dans les bureaux de placement)

Le septième étage est celui où l’on fait le plus d’enfants sur un mètre carré de Paris. Est-ce un septième ciel ou un septième enfer ?…
Petite chambre misérable avec un lit de fer, un escabeau de bois, une cuvette ébréchée dont on ne voudrait pas à Fresnes. Ils appellent ça, une
carrée. Elle est jolie, leur carrée !
Elle a eu le toupet, ce matin, de monter dans ma carrée, pour voir si c’était bien tenu.
— La bonne avant vous, m’a-t-elle expliqué, la laissait sale. Les gens qui ont un intérieur sale sont des cochons.
Comme toutes les femmes sales,
elle a le souci de la propreté chez les autres. Comme toutes les femmes négligentes, elle a le souci de l’ordre et de la tenue chez ses domestiques.
En entrant, j’ai trouvé dans la cuisine, affiché, l’ordre du jour suivant :
Descendre à 7 h. 25.
Servir le petit déjeuner de Monsieur.
Brosser de suite pardessus et chapeau de Monsieur, les remettre au portemanteau si Monsieur ne préfère pas les ranger dans l’armoire.
Ouvrir les volets de la salle à manger, du salon et du bureau.
Brosser les vêtements, faire les chaussures. (Les chaussures de Madame à la crème blanche).
8 h. Servir les déjeuners.
Votre déjeuner entre temps.
8 h. 1/2. Ménage.
1° Bureau.
2° Salle à manger.
3° Chambre de Mlle Élisabeth (la secrétaire).
4° Chambre et cabinet de toilette de Madame.
5° Couverts. Monter les habits.
Midi et demie : Déjeuner.
Après, l’argenterie et votre déjeuner.
Le lundi après-midi : Couture.
Mardi : Couture.
Mercredi : Couture.
Jeudi : Repassage.
Vendredi : Repassage.
Samedi : Nettoyage à fond.
Ranger les placards.
Faire les cuivres de ma chambre et de la chambre de Mlle Élisabeth, les robinets de la salle de bains et des W.-C.
Faire l’argenterie de ma chambre et du bureau.
Les salières, les saupoudrières, les huiliers. Ramasse-miettes et corbeille à pain.
Faire les couvertures.
Fermer les volets de la salle à manger, du salon, du bureau, de la chambre de Madame et de la chambre de Mlle Élisabeth.
Vous dînez avant nous.
8 h. Servir le dîner.
Apportez toujours le courrier, notes et petits paquets, sur un
plateau d’argent.
Après chaque repas, Monsieur prend une tisane…
En plus, 30 assiettes.
… Il n’y a plus que les courtisanes pour être dans les bonnes traditions des plateaux d’argent et des tisanes. J’ai vu une liste similaire dans l’économat du Chabanais. 
Elle a dû certainement la copier là. Sans doute a-t-elle passé par la maison de rendez-vous avant de s’installer à son compte.
D’ailleurs, ce programme de réjouissances est comme une femme laide. Il n’est pas suivi.
Tout cela, c’est très bien en principe. Mais il m’a fallu à peine quelques jours pour m’apercevoir qu’en pratique cela ne se passait ainsi à aucun moment. La salle de bain de Madame n’est jamais prête pour être nettoyée à neuf heures. Dans la chambre de Madame, il y a toujours quelqu’un qui ne doit pas être dérangé…
Le premier jour, j’ai demandé à Joseph, le maître d’hôtel, mille fois plus élégant que tous les gigolos de Madame :
— Il y a donc un Monsieur ici qui prend la tisane ?
Il m’a répliqué, laconiquement :
— Oui, c’est le vieux de Madame.
Au commencement, Joseph s’est montré très réservé, comme un gentleman bien élevé. Il n’est pas liant. Il voulait m’étudier d’abord pour savoir si j’étais digne de ses attentions. Il est très bien. Le dimanche, quand il va aux courses perdre l’argent du mois, on dirait un entraîneur anglais.
Sa chambre est tout près de la mienne, là-haut. J’ai l’impression que je ne lui déplais pas. Mais il se montre correct comme un pasteur protestant. Je lui parais un numéro curieux. Il se méfie.
Ce n’est que plus tard qu’ils se livre aux confidences.
— Je n’ai pas toujours été le maître d’hôtel d’une Mimi Salmigondis… Quelle misère, cette petite ! J’ai été le premier maître d’hôtel de Mme X… (ici le nom de la femme divorcée d’un parfumeur célèbre). Ça, oui, c’était une maison ! m’avoue-t-il avec un soupir d’orgueil. Quatre maîtres d’hôtel, six femmes de chambre… Il y avait des femmes de chambre qui étaient là depuis deux ans et qui n’avaient seulement jamais vu la tête de la patronne. Cinq grands dîners par semaine, de vingt couverts. Vous parlez d’une gratte ! Par exemple, elle gueulait toute la journée contre ses domestiques. Mais à force, on était habitué. On ne l’écoutait plus. Et qu’est-ce qu’on se rattrapait sur l’anse du panier !
Il a encore les larmes aux yeux à ce doux souvenir…
— Et vous avez quitté une place aussi bonne ? demandai-je.
— Oh ! c’est toute une histoire, ma petite Paulette. Figurez-vous qu’au cours d’un de ces fameux dîners, son sale chien-loup est entré dans la salle à manger avec un os dérobé aux cuisines. Ça a fait une très mauvaise impression sur les invités. Le chien a cassé deux assiettes du beau service de Sèvres. Et comme j’étais le premier maître d’hôtel,
Elle m’a tenu responsable de cette histoire et elle m’a signifié mon congé. Mais je me vengerai.
Et Joseph inclina son menton à 30° :
— Je suis bien décidé à empoisonner ce sale klebs, me chuchota-t-il avec un air sombre de conspirateur.
La plus sympathique dans cette maison, c’est la grosse cuisinière, lourdaude, pataude, rouge. C’est une chaude Bourguignonne, rousse, moustachue. Elle a l’air d’avoir quarante ans. Elle n’en a que vingt-cinq. Et elle est peut-être vierge. Elle a le parler haut. Et, la nuit, elle ronfle. Je l’entends parce que sa chambre est à côté de la mienne.
Elle chipe pour nous les meilleurs morceaux du gigot. Et elle crache dans la soupe de Mimi Salmigondis, les jours où la voix de Mimi est particulièrement aiguë.
— Ce n’est rien, cette voix glapissante, me dit ma voisine de palier, la petite Bretonne qui a gardé sa coiffe. Ma
topinambour à moi, la Comtesse de Z., qui habite au deuxième, elle me bat et elle ne me paie pas.
— Alors, pourquoi restez-vous ? lui ai-je demandé.
— Et où irais-je ? a-t-elle haussé les épaules avec ce geste résigné des passives de la vie, destinées à être éternellement battues. Ici au moins, j’ai ma nourriture. Dehors… J’ai peur… J’ai peur des hommes.
— Ils vous ont donc fait beaucoup de mal, les hommes ?
Elle me regarde avec des yeux de porcelaine tout grands :
— Du mal ? Je ne sais pas. Je suis molle entre leurs mains. Et je ne sais même pas comment ça se passe… J’ai un enfant en nourrice.
— De votre fiancé ?
— Je n’ai pas de fiancé. C’est un garçon du pays qui, un jour, derrière l’église, en jouant, m’a relevé les jupes. Je n’ai rien osé dire, parce que je ne connaissais pas très bien ce garçon-là. C’était le fils d’un fermier riche…
— Et puis, Marie ?
— Et puis ? Eh bien, j’ai eu un enfant. Je suis la huitième fille. Ma mère était furieuse…
— Elle vous a battue ?
Elle a un geste si simple qu’il est attendrissant :
— On m’a toujours battue dans ma famille. J’ai fini par trouver ça naturel… Et vous, on ne vous bat pas ?… Comme c’est drôle !
Quelques obscurités de son récit me parurent dignes d’un éclaircissement.
— Alors, pourquoi vous plaignez-vous de votre patronne actuelle ? l’ai-je questionnée.
Un éclair de fureur passa dans ses yeux bleus :
— C’est une méchante femme. Elle me fait prendre des bains tous les jours sous prétexte que c’est plus propre et que je nourris son petit garçon.
— Vous n’avez jamais pris des bains dans votre pays ?
— Non, mais pour qui me prenez-vous ? Des bidets, c’est une invention des gens de la ville. C’est depuis qu’on ne se méfie plus qu’ils ont au fond plus d’enfants que nous…
Le grand souci à l’office de la Comtesse de X, c’était la nourriture de la Bretonne. On voulait lui donner des aliments sains puisqu’elle était nourrice. Mais tout lui parut neuf. Elle n’avait jamais connu ni les macaronis, ni les poulets, ni rien.
On lui demanda :
— Aimez-vous les haricots verts ?
Sa réponse restait la même :
— Je ne sais pas. Je n’en ai jamais mangé…
Cette fois la cuisinière se fâcha :
— Voyons… On cultive bien des haricots verts en Bretagne ?
— Bien sûr, répondit Marie. Mais c’est pour les vendre. C’est pas pour en manger nous-mêmes.

L’élégant chauffeur nègre est la coqueluche de toutes ces dames du septième.

… Depuis quelques jours le nègre du palier (C’est le chauffeur du médecin du quatrième) la frôlait ostensiblement. C’était d’ailleurs la coqueluche des femmes de chambres de l’étage.
Je la mis en garde :
— Attention aux petits mulâtres.
Elle haussa les épaules :
— Lui ou un autre… Un de plus… Voyez-vous, je devrais entrer en maison… Je gagnerais davantage et je me fatiguerais moins. Je n’ai jamais pu dire non aux hommes. Je n’ose pas. Je suis trop timide. Quand ils sont là, ce n’est pas que ça me fait de l’effet, mais je suis trop polie pour les empêcher de continuer ce qu’ils veulent. Alors, au bout d’une journée, quand j’ai marché avec Monsieur, avec le frère de Monsieur, avec les amis du frère de Monsieur, avec l’employé du gaz, de l’électricité, avec le concierge, avec le valet de chambre du troisième, avec l’épicier, avec le garçon boucher, avec le boulanger, avec l’agent du coin et avec le cycliste inconnu, je suis un peu lasse.
Mais elle n’entrera pas en maison. Parce que l’énergie nécessaire et si minime qui consiste à aller trouver une entremetteuse répugne à sa timidité.
Joseph devient chaque jour plus aimable avec moi. L’autre jour, c’est tout juste s’il ne m’a pas demandé ma main.
— Vous savez, j’ai un peu d’argent de côté… On m’a justement parlé d’un petit hôtel à reprendre sur la Côte d’Azur. Il me faudrait là-dedans une femme d’ordre pour tenir la caisse et surveiller les domestiques. Alors…
— Alors ?
— Eh ben ! Paulette, j’ai pensé à vous…
Devant mon mouvement de surprise, il me met la main sur la bouche :
— Ne me répondez pas tout de suite, Paulette. Vous réfléchirez. Naturellement ce serait pour le bon motif. On passerait devant le maire et le curé, c’est plus convenable.
Ben, vrai ! Il ne doute de rien, Joseph !

« Soyez tranquille, Paulette, c’est pour le bon motif. »

*
*      *

Louise, la grosse cuisinière bourguignonne, a des chagrins intimes.
— Je crois qu’il m’arrive une sale blague. Je vous raconterai ça tout à l’heure.
Et elle, que je croyais vierge, m’a fait la confidence suivante :
— J’ai peur d’être prise… Je n’ai rien vu depuis un mois… Et puis j’ai un peu mal dans des drôles d’endroits…
Je lui donnai un mot pour un médecin de mes amis. Elle sortit de sous sa jupe un gros sac et voulut le payer. Mais il dit en riant :
— Les grands médecins, ça ne se paie pas.
À partir de ce moment elle ne voulut plus mettre les pieds dans un hôpital. Il diagnostiqua une grossesse et une maladie vénérienne. C’était la première fois qu’elle avait connu lubriquement un homme. Elle avait eu toutes les veines, quoi !
— Qui vous a fait cela ? Le chauffeur nègre ?
Elle hésite quelques instants, puis piteuse :
— Non, Joseph.
Comment ? Cet homme si bien élevé ? Alors ce domestique singe les maîtres jusque dans la vie sexuelle ? Pour lui aussi il y a donc les femmes qu’on viole et les femmes avec lesquelles on est correct, les femmes auxquelles on fait un gosse et celles qu’on épouse et qu’on montre ?…
Joseph est revenu à la charge.
— Pourquoi ne voulez-vous pas ? m’a-t-il dit. Un petit hôtel à Cannes. On gagnerait beaucoup d’argent. On se marierait… Vous ne voulez pas ? Je comprends. Sans doute, Louise a causé. C’est des menteries. Et puis c’est pas la même chose. Elle, ça n’existe pas. Vous, c’est différent. Vous êtes une femme intelligente. On s’entendrait…
J’ai déjà entendu ce langage-là dans le monde…
… Je pense à la grossesse et surtout à la maladie vénérienne de Louise. Et comme je refuse d’aller au cinéma avec Joseph pour mon jour de sortie, il s’entête, vexé :
— Je pige. Vous avez un ami dehors.
Madame est entrée brusquement dans ma
carrée pendant que je faisais ma toilette. J’étais dans le costume d’Ève. Elle a vu que je n’étais pas blonde partout. Elle s’est écriée :
— Comment, Paulette, vous vous faites blondir chez le coiffeur ? Je ne veux pas de ça chez moi. Ce n’est pas convenable pour une femme de chambre. Dorénavant, vous me ferez le plaisir de garder vos cheveux de la couleur naturelle que Dieu leur a donnée…

Faire sa toilette dans ce costume, quelle inconvenance pour une femme de chambre !

(À suivre.)

 

Maryse Choisy

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