La question posée

Communication de Maryse Choisy au deuxième colloque de l’A.M.R. consacré à « La survie après la mort » (7-8 janvier 1967) :

LA QUESTION POSÉE

Maryse Choisy est l’animatrice de l’Alliance mondiale des Religions, qu’elle a fondée à Paris en 1965, au lendemain du Congrès international de Delhi, pour travailler au rapprochement des hommes religieux de toute appartenance. A cette entreprise de pionniers, elle était assurément prédestinée par son oeuvre d’écrivain.
Des recueils de poèmes hantés par l’au-delà de l’amour, une dizaine de romans riches de significations et de symboles, une vingtaine d’essais : questions métaphysiques, religieuses, études orientales, psychologie, esthétique, sociologie, pédagogie, enquêtes scientifiques, etc. Cumulant les spécialités et les genres, Maryse Choisy éclaire pour les avoir souvent précédées par ses intuitions, les aspirations diverses, mouvantes d’une époque en marche vers un renouveau spirituel planétaire.
De cette œuvre considérable, L’Être et le Silence, récemment paru, donne une première synthèse. Dans cette « Somme » d’idées originales, a dit un critique, les problèmes pascaliens sont élucidés avec la verve de Montaigne ; la science avancée rejoint la tradition sur la voie du salut. C’est le message de la Sagesse éternelle à l’usage de l’Occidental d’aujourd’hui.
La pensée de Maryse Choisy s’est élaborée au cours des années dans une recherche passionnée qui a pris librement tous les chemins : l’imaginaire, la connaissance du monde, le savoir acquis par une culture encyclopédique, et, au sommet, l’expérience mystique dans le secret de la vie intérieure.
Au seuil de sa carrière littéraire, Maryse Choisy avait découvert l’Orient avec une thèse sur l’Hindouisme pour son doctorat en philosophie et la rencontre, à Shantiniketan, de Rabindranath Tagore. Par la suite, elle est revenue plusieurs fois en Inde, pour faire retraite dans les ashrams, pratique l’ascèse du yoga. Avant la guerre, déjà, elle était des amis de Teilhard de Chardin, qui la ramena à la foi de son enfance.
En 1946, Maryse Choisy a créé la revue Psyché pour explorer le domaine encore neuf des sciences de l’homme, la psychanalyse qu’elle a su dépasser par l’en-haut. Secrétaire générale, pendant dix ans, de l’Association internationale des psychiatres et psychothérapeutes catholiques, elle a organisé de nombreux congrès en France et à l’étranger. Les congressistes ont eu l’honneur d’être reçus en 1953 par Pie XII, qui, trois ans plus tôt, avait accordé à Maryse Choisy une audience privée.
Le prix Lamennais 1967 lui a été décerné pour son livre le plus récent : Moïse, histoire intériorisée sur le plan mythique du grand prophète de la Bible, qui nous ramène « aux sources de l’unité et de l’amour ».


Mes Pères, Monsieur le Pasteur, Swamiji, Vénérable Bikku, Mesdames, Messieurs,
De nous trouver tous réunis ici me rend vraiment heureuse.
L’année dernière, nous étions arrivés au premier Congrès occidental officiellement. Il faut bien débuter.
Il faut d’abord annoncer ce que nous sommes, décliner notre identité. Il faut aussi dire notre estime, notre amitié qui sont en raison directe de notre connaissance mutuelle.
En 1966, nous avions simplement marqué nos ressemblances et nos différences. Les limites demeuraient encore assez vagues.
Aujourd’hui nous devons étudier avec plus de rigueur le cadastre. De toutes parts accourent menaces, risques. Avant d’aborder notre colloque, je murmure cette prière : « Mon Dieu, donnez-nous la grâce d’éviter le syncrétisme. »
Aujourd’hui nous commençons vraiment le travail, le joyeux travail en équipe. Et quelle équipe ! Le Père Daniélou, je l’admire au-delà de toutes les épithètes. Je l’admire parce qu’il sait faire des choses qui me paraissent impossibles. Il sait parler à des intellectuels très « jargonneux », mais aussi à des analphabètes. Il les intéresse tous et cependant il reste lui-même.
J’admire aussi l’érudition intelligente, la finesse de M. le Pasteur Bosc. J’admire les échappées mystiques du Père Struve. Il n’a pas pu être des nôtres cet après-midi, car c’est la Noël orthodoxe. Il parlera demain. J’admire l’esprit, le savoir, le dynamisme de M. le Rabbin Eisenberg, qui représente M. le Grand Rabbin de Paris. Lui non plus n’a pu venir aujourd’hui. Le samedi, les Israélites pieux ne voyagent pas. Nous l’écouterons demain.
Un sujet aussi mystique que l’autre côté de la vie, certes, nous n’aurions garde de le traiter sans nous entourer de Sages d’Orient. Combien nous sommes heureux d’accueillir le Swâmi Ritajananda, de l’Ordre de Ramakrichna. Pour lui le Védanta n’a pas de secrets. Et nous ne sommes pas moins heureux d’entendre le Vénérable Sobhita qui nous donnera le point de vue bouddhiste. Il y a plusieurs bouddhismes, le saviez-vous ? Je compte sur le subtil M. Cauvet-Duhamel, vice-président des Amis du bouddhisme, pour construire ce pont de l’Europe à l’Asie. L’Islam est représenté ici par le Dr Mokri, et par Si Kamil Hussein, de l’Ordre soufi de Derkawa. Ils nous apporteront ce parfum des roses d’Ispahan. S’il n’y avait pas de poésie dans la vie et la mort, le mot religion, je crois, perdrait sa signification réelle.
L’opposition de Sa Majesté, j’ai voulu la confier au professeur Bernard Guillemain. Grave erreur ! Bernard Guillemain, qui est du Rite écossais tout ce qu’il y a de régulier, croit à l’au-delà. De la Franc-Maçonnerie, il a retenu surtout l’initiation. J’espère qu’il ne gardera pas tous les secrets pour lui seul.
Nous ne sommes pas des enfants. Nous n’allons pas nous aventurer au royaume de la mort sans consulter le corps médical. Après tout, ce changement d’état appartient à la biologie autant qu’à la spiritualité.
Rassurez-vous. Les médecins que nous avons invités à ce colloque sont d’excellents médecins. Je les garantis. Je ne le dis pas parce qu’ils sont ici. S’ils sont ici c’est parce qu’ils sont des médecins excellents.
Au temps qu’il était de bon ton à la Faculté de se prétendre athée, une dame demanda à un grand chirurgien :
— Croyez-vous à la survie, docteur ?
Il répondit :
— Impossible, chère madame, pro-fes-sion-nelle-ment impossible ! Non mais, vous me voyez avec tous ces malades qui sont morts ? Si je les rencontrais de l’autre côté ils me le reprocheraient pendant toute l’éternité ! Dieu merci la survie, ça n’existe pas.
Puisqu’ils sont venus ici, nos amis ne craignent pas les reproches éternels.
Je salue avec une joie particulière le professeur Chauchard. Tout le monde connaît son œuvre immense, son esprit vivant, ses vertus de créateur. Je salue le Dr Hubert Larcher qui a inventé une science nouvelle : la thanatologie. Je salue chez le Dr Jacques Donnars, l’infatigable chercheur.
Pourquoi, mais pourquoi choisir comme premier thème de travail ce thème de la survie ?
Une religion ne vaut que ce que valent les rapports qu’elle établit entre l’homme et le monde invisible. Dans nos technocraties on est trop porté à considérer la religion comme un phénomène social. Elle est métaphysique ou psychologie. Le salut dépasse le temps et l’espace. C’est d’éternel que l’homme a soif. La religion qui se contente des limites d’une courte existence terrestre n’est que magie. Entre l’absolu et le relatif, la mort témoigne d’un changement d’état. Ainsi la mort devient le phénomène clé du religieux.
L’angoisse est l’émotion du changement, l’émotion de la liberté. Toute fin est insupportable. Par exemple nous venons de terminer une année. Sommes-nous sûrs de l’avoir terminée ? Rappelez-vous les variations du calendrier depuis l’ère chrétienne et même avant. L’année commence avec le retour du soleil et la naissance du Christ. N’était-il pas logique de choisir le 25 décembre ? Longtemps on lui préféra — avec nons moins de logique — le début du zodiaque et l’arrivée du printemps, entre le 21 mars et le 1er avril. Année liturgique de la Grande Mère, qui fut l’objet du premier culte de l’humanité. Le patriarcat d’Israël s’en tint à la moisson et aux récoltes d’automne. La rentrée scolaire en garde un vague souvenir. Les vacances suivent l’agonie de onze mois de travail.
Très tôt l’Occident abandonna le 1er avril aux plaisantins. Ne savons-nous pas que le rire lui-même est une expression de l’angoisse ? Il y eut bien un essai timide de situer le Nouvel An le jour de la fête alchimique des Rois. Le 6 janvier, je vous le rappelle, c’était hier. Enfin on s’arrêta au compromis du 1er janvier, à mi-chemin entre le 25 décembre et le 6 janvier. En outre le 1er janvier coïncide avec le rite juif de la Circoncision.
Nous n’arrivons pas très bien à enterrer même une année. Moi, je l’avoue humblement, je suis de ceux qui pleurent toujours à la Saint-Sylvestre. Toute la nostalgie de ce qui ne reviendra plus, jamais plus, se ramasse avant l’an neuf. Ce bébé janvier, nous le contemplons avec méfiance. Une méfiance telle que nous éprouvons le besoin de nous saouler quand il naît.
Notre civilisation apparaît dure. L’angoisse court en dessous. Dans la société occidentale, il est un sujet plus tabou que la sexualité : la mort. Pour les abstractions d’école où les termes techniques tuent les émois, la mort sert aux syllogismes : « Tous les hommes sont mortels. Socrate est un homme. » On agit néanmoins comme si tous les hommes n’étaient pas mortels, comme si Socrate était une invraisemblable exception.
Tout, dans notre civilisation, s’applique à cacher la mort : le cinéma, la radio, la haine du silence et de l’obscurité, la hâte, les pilules de bonheur. Les Américains vont jusqu’à farder les cadavres. Quand on ne dort pas, on lit un roman policier. Le monde d’Agatha Christie, d’Ellery Queen, de Stanley Gardner est un monde sans mort et même sans maladies. Si, à la page 19, la vieille tante à héritage a des crampes d’estomac, on devine immédiatement, avant Scotland Yard, qu’elle a été empoisonnée par un coquin qui en veut à ses livres sterling. La mort est anormale. La mort est si anormale qu’il faut inventer un monstre capable de la causer. Et au dernier chapitre ce monstre, ce pécheur sera au nom de la loi puni avec la plus extrême rigueur. Car un homme qui met fin à l’infini de la vie ne saurait être que l’inventeur du péché originel.
D’où vient cette angoisse de la mort ? Il est des agonies si douces qu’on les pourrait aisément confondre avec un orgasme. Des hommes qui ont passé leur vie à craindre la mort ont retrouvé un calme souriant quand a sonné leur dernière heure. Connue, cette « béatitude des mourants » où il semble que l’Espèce, d’un geste tutélaire, efface les révoltes désormais inutiles et ce dérisoire « jusqu’auboutisme » qui s’opposait aux lois de l’univers.
Il n’y a rien après ? L’homme disparaît tout entier ? Ne le fait-il pas chaque nuit ? Est-il malheureux quand il dort ? N’aspirons-nous pas tous au repos ? La mort est un phénomène naturel. Nous ne saurions en souffrir. Même l’araignée insensibilise la mouche prise dans sa toile. Quel homme oserait prétendre qu’il ne soit point las au soir de son existence ? Comment ne pas songer au mot amer de Villiers de l’Isle-Adam : « On s’en souviendra, de cette planète ! » Pourquoi alors les athées craignent-ils le sommeil éternel qui les délivrera enfin des maux de la dure journée dont ils ne cessent de se plaindre ?
Pour qui a la foi, la mort est le chemin qui conduit à Dieu. Quel fidèle craint de rencontrer l’objet de son adoration ?
Ainsi on peut renverser le pari de Pascal. Si je ne ressuscite pas, je mangerai, je boirai, je forniquerai et quand j’en aurai assez, je me reposerai. Et si je ressuscite, je me garderai vierge de plaisirs pour être digne d’entrer dans le paradis de Dieu.
L’angoisse de la mort, de toute manière, est irrationnelle. Et pourtant elle existe. C’est dans l’inconscient qu’il faut la débusquer.
C’est au moment des agonies, des naissances, de tous les changements d’état que nous avons vraiment besoin des secours de la religion. J’aimerais que ce colloque se déroulât dans une atmosphère d’intimité. Plus familier, plus spontané on est, plus on ose approfondir un thème.
Quand on croit à la survie, les vraies difficultés commencent. Quelle sorte de survie nous proposez-vous, mes Pères, vénérables sages, savants philosophes ? Resterai-je moi-même ? Emporterai-je ma personnalité, tout ce que je suis, tout ce que je sais ? Ou bien, pour atteindre la vie éternelle, devrai-je me dépouiller graduellement de tout ce qui est moi ? (et non pas Soi). La mort est-elle catastrophe pour le moi et nuit de noces pour le Soi ?
Nous, chrétiens, nous avons la résurrection. Pour ceux qui y croient, quelle consolation ! Hélas ! Il y a aussi ceux qui n’y croient pas. Ils ont beau être baptisés, ils n’arrivent pas à chasser leurs doutes secrets.
A l’autre bout de l’Eurasie, les bouddhistes — mais sans doute m’éclairerez-vous, Vénérable Sobhita — les bouddhistes parlent du plongeon dans le Nirvana. Les Hindous s’entretiennent de réincarnation. N’est-ce pas une autre sorte de survie ? Je suis sûre pourtant que le Swâmi Ritajananda nous conseillera de ne pas nous réincarner, surtout. Nous apprendra-t-il comment éviter la ronde des existences successives ?
Les différences nous apparaissent immenses. Le sont-elles vraiment, immenses ? Dans chaque religion il faut faire la part du folklore et la part de la théologie. Je songe notamment à ce passage de l’Evangile où ces sceptiques de Sadducéens tentent de ridiculiser la résurrection. Ils citent l’exemple de la veuve remariée tour à tour avec sept frères. Ils comptent embarrasser le Christ en lui demandant : « Après la mort, de qui sera-t-elle l’épouse ? » La réponse coupe leurs ruses. « Vous êtes dans l’erreur. Vous ne comprenez ni les Ecritures ni la puissance de Dieu. Car à la Résurrection on n’épouse plus, on n’est plus épousé. Mais on est comme des anges dans le ciel. » (Mt 22, 29.) Le Christ était trop poli pour dire aux Sadducéens que leur question était idiote. C’est pourtant ce que nous avons compris. Du moins, moi. Que la question de la mort soit une question mal posée, ressort des paroles recueillies chez des mystiques fort éloignés dans le temps et l’espace. Un jour qu’un de leurs camarades avait exhalé son dernier souffle, les disciples demandèrent au Bouddha :
— Qu’est devenu maintenant notre ami mort ?
Le Bouddha répliqua :
— La question devenu ou non devenu ne se pose pas.
Dans les mêmes circonstances les mêmes mots naquirent sur les lèvres de Jacob Boehme. Un étudiant voulait savoir « où va l’âme quand meurt le corps ».
— Il n’y a aucune nécessité pour elle d’aller où que ce soit, dit Boehme.
Question mal posée… La question de la mort, posée depuis des millénaires par des milliards d’hommes, qu’après eux j’ai répétée, est une question mal posée. Voilà pourquoi tarde la réponse.
Peut-être au sommet les points de vue se rapprochent-ils ? Peut-être ont-ils l’air, seulement l’air de se rapprocher ? Peut-être le syncrétisme n’est-il pas loin ?
Vade retro, Satana.
Avec tous les hommes éminents rassemblés autour de cette ronde — je sais, elle est rectangulaire, mais elle est ronde quand même — c’est une conférence au sommet sur la mort que nous allons tenir.
Pour lui donner son atmosphère à la fois familière et profonde, je consens, selon le vieux conseil de Pascal, à m’abêtir. Pour les Occidentaux, je serai le garçon qui pose des questions idiotes à Socrate. Pour le Swamiji, je deviendrai le jeune Nachiketas qui supplie Yama de lui révéler les secrets de la survie. Cela encore, c’est trop littéraire. Voyez comme il est difficile d’être analphabète.
Je veux me rapprocher davantage de notre thème. Je me dépouille de tous mes personnages. Je jette tous mes masques un à un. Je ne suis plus un rat de bibliothèque. Je ne suis plus présidente de l’Alliance mondiale des Religions. Je ne suis même plus écrivain. Je ne suis plus Maryse Choisy. Me voici devant vous, être angoissé, mis face à face avec la mort. Et alors je me tourne vers chacun de vous et je demande : « Que m’apportez-vous ? »
Père Daniélou, voulez-vous commencer ?

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