Promenade à travers les rêves

Communication de Maryse Choisy au quatrième colloque de l’A.M.R. sur « Les songes et les rêves » (11-12 janvier 1969) :

PROMENADE A TRAVERS LES RÊVES

Avant d’ouvrir ce quatrième colloque, il me faut songer à un absent. Nous avons eu la douleur de perdre le père Struve, victime d’un accident de voiture, alors qu’il allait voir un de ses malades. Ceux d’entre vous qui ont assisté à notre colloque sur la survie se rappelleront la manière touchante dont ce prêtre orthodoxe – prêtre et médecin à la fois – nous a parlé des soins à donner aux agonisants. Nous allons consacrer une minute de silence à sa mémoire.
Autour de cette table ronde se trouvent réunies des doctrines si différentes sur le rêve, qu’on peut se demander si demain, à l’heure des conclusions, nous pourrons apercevoir quelques clartés dans ce qui nous paraît aujourd’hui (provisoirement) un chaos. Quel dénominateur commun, par exemple, entre le père Danielou, qui avec ce génie particulier si aimé des membres de l’A.M.R., nous parlera du songe des Prophètes et la technique rigoureuse des freudiens classiques, qui nous ont fait l’honneur de répondre à notre appel.
Lors de notre premier colloque, j’ai fait la prière suivante : « Mon Dieu, ne nous laissez pas tomber dans la tentation du syncrétisme. » Cette prière, elle a été, je crois, jusqu’à présent exaucée.
Aujourd’hui, un tout autre danger nous menace. Sur le songe des Prophètes, toutes les grandes religions semblent avoir plus ou moins le même point de vue. Il en va autrement chez les psychologues. Pour les scientifiques, existe un péché aussi grand que le syncrétisme. Leur syncrétisme à eux, c’est la confusion des genres.
Pourquoi cette difficulté ? Pourquoi aujourd’hui plus qu’hier ? N’avons-nous pas depuis notre premier grand congrès international à Paris en 1966, invité les scientifiques à participer aux réunions de l’A.M.R. ? Et n’avons-nous pas toujours trouvé un terrain d’entente avec eux ?
Sans doute… Sans doute, mais jusqu’ici nous n’avons eu que des débats entre théologiens et philosophes d’une part et biologistes, médecins, physiciens d’autre part. Cela rassurait les cartésiens. Esprit et matière avaient conclu un pacte de coexistence pacifique, sans se mélanger. Cette harmonie entre science et religion avait déjà été préparée de longue date par les œuvres de Teilhard de Chardin et de Chauchard.
Dans ce quatrième colloque, les scientifiques sont des psychanalystes. Eux aussi s’occupent de la psyché, mais leurs approches ne se ressemblent guère. Il s’agit de deux niveaux d’être différents et jouer au ludion n’est pas aisé.
Je songe à un mot de Paul Claudel : « Je m’accorde mieux avec un bouddhiste qu’avec un musulman, mieux avec un musulman qu’avec un juif, mieux avec un juif qu’avec un protestant et je préfère un protestant à un catholique moderniste. » (On ne disait pas encore progressiste en ce temps-là.) C’est ce que Freud appelle le
narcissisme des petites différences. De ce dépôt de sentiments hostiles que laisse toute relation affective entre deux personnes ou deux groupes, Freud nous dit dans une page célèbre : « … nous pouvons voir l’expression d’un narcissisme qui se comporte comme si la moindre déviation de ses particularités en impliquait la critique, et comme une invitation à les modifier. Pourquoi sont-ce précisément ces détails de la différenciation qui font l’objet d’une aussi grande sensibilité ? C’est ce que nous ignorons… »
Le drame, c’est que le psychologique soit si près et pourtant si loin du métaphysique. De tous les auteurs modernes, seul Freud, résistant aux chants des sirènes sociales, tourna délibérement le dos aux mondanités du sens de l’Histoire, pour s’occuper de l’homme intérieur, de ses angoisses, de sa place dans le monde et de l’ordre de l’être. A-t-il répondu à ces questions ? Par profession, le psychanalyste est toujours muet.
Une fois la brèche faite dans la forteresse cartésienne, personne ne pouvait prévoir jusqu’où mènerait le tunnel. A l’ancienne perspective plate, Freud – et c’est là son génie – ajouta une troisième dimension. Du coup la porte s’entrouvrit sur une quatrième. Devant le seuil, Freud s’immobilisa avec une obstination digne de l’ânesse de Balaam et sans doute pour les mêmes raisons. Pas plus loin !… Quels fantômes l’ont arrêté en chemin ? Envers les fantômes Freud était ambivalent – ô combien !
Sur la voie souterraine qui conduit à l’être, toute demi-mesure est dangereuse. Un homme peut vivre inconnu à lui-même et mourir chose à quatre-vingt-dix ans. Il n’est pas possible sans souffrance de libérer l’énergie intérieure tout en l’empêchant de s’approcher du Dieu, qu’elle pressent au fond d’elle-même. La psychanalyse, c’est trop ou pas assez. Au niveau spirituel, c’est parfois un avortement d’âme opéré « scientifiquement » et avec bonne conscience.
Freud continua son analyse jusqu’à son dernier jour sur terre. Lui-même avoua à Victor von Weizsaecker : « La psychanalyse est un processus infini »[1]. Si nous refusons de rencontrer le Soi infini des profondeurs, alors la psychanalyse est une ascèse inachevée. Que me sert d’être frustré – et même que me sert la frustration de la frustration – si Dieu ne m’accueille pas au bout ?
Nous parlons de la même chose et pourtant d’autre chose. Je comprends pourquoi certains psychanalystes – et les meilleurs, ceux qui laissent précisément une porte ouverte à Dieu – aient hésité à participer à ce colloque. C’est cette différence dans les niveaux d’être qui trouble le dialogue. Voilà pourquoi aujourd’hui, plus que d’habitude, la discussion sera difficile.
Saluons avec joie l’arrivée du professeur Emilio Servadio, président de la société de psychanalyse italienne. Quand on sait que cette année, le congrès de l’Association internationale de psychanalyse se tient à Rome, on ne peut être que reconnaissant à M. Servadio d’avoir su trouver le temps de venir à Paris tout exprès pour notre colloque. M. Servadio, qui est le seul analyste en Europe qui s’occupe aussi de parapsychologie, représente en quelque sorte le chaînon manquant entre la partie hiérologique de notre table ronde et la partie scientifique.
Aucun d’entre nous n’a oublié l’érudition et la finesse du Dr. Mokri. Il traitera cette année des songes dans l’ésotérisme islamique.
Comme d’habitude, l’introduction aux études scientifiques sera faite par notre ami le Dr. Chauchard. Aujourd’hui, sa tâche est particulièrement ardue, mais ô combien passionnante ! L’aspect neurophysiologique du rêve s’illumine par les dernières expériences de Dement, qui a même examiné au moyen de l’E.E.C. les rêves des chats. (Cela nous le rend doublement précieux, n’est-ce pas, cher Dr. Chauchard, pour nous qui communions dans l’amour des chats ?)
Des travaux de Dement, j’ai beaucoup parlé dans
L’Être et le Silence et plus encore dans mon dernier livre …Mais la terre est sacrée. Je ne voudrais pas anticiper sur la communication du Dr. Chauchard, mais ces expériences sur le rêve, contrôlées par l’E.E.C., me paraissent marquer une date aussi importante que la Traumdeutung de Freud.
Et d’abord les états de sommeil, sommeil lent et sommeil paradoxal, ne sont-ils pas préfigurés par les trois états décrits dans la
Mandukya Upanishad : djagrat (veille), svapna (état de rêve), soushoupti (sommeil profond).
Sur ce point, le Swami Ritâjânanda nous apportera tout à l’heure les échos de cette sagesse hindoue, qui depuis trois mille ans a su pressentir nos théories modernes. Avant Hegel, le Samkhya inventa la dialectique, mais en Inde personne n’a tué personne au nom de la dialectique.
Revenons aux expériences américaines et soviétiques sur la privation des rêves. Parmi les étudiants, des volontaires se sont présentés pour servir de cobaye. Chaque fois que l’E.E.C. enregistrait un mouvement des globes oculaires, on réveillait les sujets. Cette défense de rêver les conduit à la schizophrénie. Les expériences continuent. Les revues scientifiques n’en parlent plus. C’est maintenant un secret militaire.
Secret militaire aussi, l’E.E.C. pris sur les astronautes à la minute où ils sont privés de toute excitation sensorielle, de tout contact avec le milieu extérieur. Là aussi, les savants parlent à mots couverts de quelques accidents psychotiques.
De toute cette expérimentation, rigoureusement menée, il semble ressortir que l’homme ordinaire, lorsqu’il est coupé du monde sensoriel quotidien et que par surcroît on lui interdit l’issue compensatrice dans l’imaginaire des rêves, cet homme, ainsi frustré de son contenu mental, sombre dans ce qu’on nomme la folie.
Alors dans toute sa grandeur m’est apparu le paradoxe. Où donc avais-je rencontré cette situation de vide total ? N’est-ce pas chez les mystiques ?
Dans la contemplation, dans le samâdhîh, de quoi s’agit-il ? Les yeux fermés, l’homme se retranche volontairement du milieu extérieur. Il fait la nuit des sens. Il fait aussi la nuit de l’esprit. Toute image, tout phantasme, toute association libre, tout souci, tout souvenir sont autant de pensées parasites, dont il cherche à se débarasser au plus tôt. J’ai décrit ce dépouillement progressif de la conscience. Dans les
Exercices de Yoga, j’ai analysé les électro-encéphalogrammes de yoguins en méditation. Que lisons-nous dans ces tracés ? Une hypervigilance avant tout, une hypervigilance plus grande que dans les E.E.C. pris sur Einstein pensant.
Comment s’est opéré ce retournement de moins en plus ? D’où vient que ce qui mène au chaos chez les sujets ordinaires se transforme en surconscience ? Quel élément nouveau distingue les deux séries d’expériences ? N’est-ce pas l’Etre ?
Si le rêve est indispensable à la bonne santé d’un homme, alors surgit une question essentielle. Peut-être est-ce par elle que j’aurais dû commencer ? Qu’est-ce que le songe ? Qu’est-ce que le rêve ? Cherchons l’étymologie. Deux termes latins très voisins, dérivés de la même racine indo-européenne, signifient sommeil et ce qu’on voit dans le sommeil. Somnus, traduit par sommeil, ou indolence, a donné en français somme et sommeil. Somnium, qui voulait dire tantôt rêve tantôt chimère (somnia stoïcorum, chimères des stoïciens), est devenu en français songe.
Entre la Renaissance et l’âge classique, le sens se dégrade, comme il arrive dans l’évolution de tous les mots qui ont trop servi. Songer n’exprime plus que « penser vaguement » et n’a plus rien de commun avec le phénomène onirique.
D’où vient rêver qui le remplace ? Albert Dauzat indique le prototype esver. On retrouve éver dans endêver. Il semble représenter le latin aestuare qui a le sens de « bouillonner », « être agité »[2].
Plus douteuse, l’étymologie de Jud, qui renvoie au latin exvagare, signifiant « rôder ». Le latin vulgaire vagus (errant) avait le comparatif exvagus. L’évolution phonétique donne esvo. Alors par analogie se construit le verbe esver qui signifie toujours « errer ». La dissimilation en fait rêve, qui dès 1130 prend le sens de délirer. Au XIIIe siècle, rêverie désigne « délire » et rêveur « l’homme qui erre ». Peu à peu, comme d’habitude, le sens fort s’atténue : délire n’est plus que désir[3]. Ainsi, quelle que soit la thèse que nous adoptions, le parler vulgaire donne raison à Freud, qui voit dans le rêve une courte schizophrénie nocturne et lui attribue pour origine la dynamique du désir inconscient.
Pourtant, comme l’écrit Freud dans la
Traumdeutung, on ne doit jamais considérer un rêve comme totalement interprété. En outre – et je pense que M. Servadio ne me contredira pas sur ce point – un rêve isolé ne saurait être interprété. Il fait partie d’un ensemble. Il n’a de sens qu’en fonction de la place qu’il prend dans le déroulement de la cure. Il s’agit d’un dialogue secret entre l’analyste et l’analysé qui sous-tend les rares paroles échangées au cours d’une séance.
Si un rêve n’est jamais totalement interprété, plusieurs peuvent se superposer qui correspondent à des niveaux différents d’inconscient.
Sans doute Freud a-t-il pressenti, dès le début, les différentes couches de l’inconscient. En 1900 déjà, il parle des «
rêves du dessus ». Par là, il désigne des rêves émanant de la surface de cet iceberg, qui plonge dans l’océan de l’irrationnel. Tout le monde connaît son célèbre dessin du système préconscient-censure-inconscient. Il est peu probable que Freud ait exploré les abîmes les plus profonds.
Lui-même s’est fixé une limite : le domaine du refoulé, ou de ce qu’il croit refoulé. Avec une belle impartialité scientifique, il admet qu’il puisse exister un inconscient non-refoulé. En tant que médecin, il ne s’y intéresse pas. Et puis comment le saisir ? Et même si l’on y parvient, comment savoir qu’il s’agit d’un phénomène vrai ? Le refoulé fut conscient jadis. On peut le ramener à la surface claire. Ce qui ne fut connu par personne, personne ne le reconnaîtra.
Comment oser parler des rêves après la Mandukya Upanishad, après Héraclite, après Apollodore, après Freud ? Je l’ose. A tous les auteurs – savants ou poètes – a échappé un élément essentiel. Dès que le sujet raconte le rêve de la nuit – mieux : dès qu’il en prend conscience, dans son langage du clair matin – il le transforme. Avant d’en apercevoir les mystères, il l’interprète déjà. Le monde onirique et le monde de la veille sont deux états radicalement différents. Pour traduire les phénomènes de l’existence nocturne, l’homme se réfère aux objets qu’il contemple d’un œil ouvert. Il les ramène aux dimensions connues. Les forces primitives se trouvent dès l’aube déguisées. Ainsi tous les rêves exprimés sont des « rêves du dessus ». Voilà le paradoxe.
Il est faux de prétendre donner plus de réalité au monde de la veille, comme on le fait depuis Kant. Sans doute le million que je contemple dans le rêve ne me permettra-t-il pas de payer la note de gaz qui me parvient au courrier de dix heures. Le contraire n’est pas moins vrai. J’ai beau avoir un joli compte en banque, si, dans un cauchemar, je suis un vagabond menacé de prison pour dette, tout l’or de mon bas de laine ne me sauvera pas. Il s’agit de deux états irréductibles.
Est-ce à dire que la psychanalyse soit une méthode fausse ? Au contraire. Que cherche le médecin ? Jauger la distance, qu’à travers ses mécanismes de défense, le névrosé a établie entre son angoisse et la réalité. Peu lui importe le visage vrai du rêve. Seul ce que pense le dormeur lui-même des personnages nocturnes peut fournir des indications sur ses conflits. On ne peut pas mentir à son psychanalyste. Le mensonge aussi révèle une vérité psychologique. C’est pourquoi le rêve, malgré – ou plutôt à cause de – sa déformation originelle, demeure la « voie royale » des freudiens. C’est en métaphysique que le songe, sitôt conté, est mensonge.
Par les images hypnagogiques, les psychologues (notamment Silberer et Leroy) étudient comment le langage verbal passe à l’état visuel. Dans la situation normale de demi-sommeil, apparaissent des figures grimaçantes qui traduisent, sur le plan subtil des symboles, les soucis du jour. Le rêve peut naître.
Personne, à ma connaissance, n’a observé sérieusement le processus inverse : la descente de l’image vers la parole.
Dans une expérience récente, j’ai pu saisir sur le vif la transformation subie par le rêve au réveil. Le changement d’état se trouvait ralenti parce que l’appel était brutal, que j’étais en plein songe et que je ne parvenais pas à soulever mes paupières lourdes de sommeil.
Simple pourtant le contenu manifeste.
Je me trouve avec ma famille dans une propriété normande, sur la côte de Grâce, quelque part entre Trouville et Honfleur. Chez nous habitent trois de mes éditeurs et un jeune lion apprivoisé. La Manche est belle. Le ciel est bleu. Tout est au beau fixe. Une seule ombre : mes éditeurs ont peur de rencontrer le lion qui gambade en liberté dans le parc. Je ne me lasse pas de jouer avec lui. Mes éditeurs ne sont pas contents. Ils exigent que je me borne à folâtrer deux heures par jour avec le lion turbulent. Le reste du temps, il sera en cage. Eux pourront alors se promener tranquillement dans la propriété. Je me fâche… Je discute…
Plus simple encore le contenu latent. Un psychanalyste d’école maternelle s’en tirerait sans fatigue. Le lion ? Quel innocent ignore qu’il signifie la libido, la passion ? Ou encore la virilité ? Le père, peut-être ? En pleine situation œdipienne, quoi ! J’ai possédé une lionne. Tout le monde le sait. J’ai travaillé avec des lions en cages. C’est dans toutes mes biographies.
Les trois éditeurs ? Restes diurnes. La veille, j’avais assisté à un cocktail littéraire. J’avais discuté les clauses d’un contrat. Un bon rêve « du dessus ». Les éditeurs empêcheurs-de-danser-avec-le-lion, des représentants du surmoi.
Cette interprétation n’est pas plus mauvaise qu’une autre. En un certain sens elle est juste. Oui, dans la mesure où le lion et les trois éditeurs sont créés par mon imagination. Sur quoi les ai-je projetés ? C’est là, le rêve.
Le lion ? Ce n’est pas la lionne qui fut mienne. Ce ne sont pas les lions des ménageries, ni les lions de brousse. Enfant, je l’ai rencontré dans un couloir sombre du château. Je le voyais. Il me chuchotait je ne sais quoi. Personne d’autre ne le voyait que moi. Quand je décrivis la grosse bête rousse, qui avait des griffes et une langue de feu, on me traita de menteuse. Les menteuses, c’est bien connu, n’ont pas droit au dessert. Alors, je n’en parlai plus.
Lorsqu’à six ans je fus à Paris, on me mena au cirque. J’y reconnus « la bête rousse » de mes visions du château. De nouveau, je fus privée de dessert. Ma gouvernante avait raison. Ce que j’avais vu, je l’avais identifié à tort avec le lion du cirque. Le lion de mes rêves d’enfant ne rugissait pas. Il chantait.
Et qu’étaient ces trois formes floues d’outretombe sur lesquelles j’avais posé les visages de trois éditeurs ? Anges ou démons ou quoi ? Pour en parler, je ne pouvais me référer qu’à ce que je connaissais ici-bas. Pourquoi des éditeurs et non d’autres ? Soit que le cocktail littéraire de la veille eût orienté mon langage intérieur, soit que le lion et les trois éditeurs fussent ce qui ressemblait le plus aux eidos entrevus dans un autre univers que je portais en moi dès ma naissance. Plus j’étudiais au ralenti les images et plus je sentais combien mes identifications étaient fausses.
Peut-être tombons-nous sur cette terre avec un idéal pré-existentiel ? Peut-être courons-nous avec nostalgie vers toutes les formes qui de près ou de loin le rappellent ? Depuis quand courons-nous ainsi ?
Aussitôt, il me souvient d’un fragment d’Héraclite qui dit :
« Les hommes, à l’état de veille, ont un seul monde qui leur est commun. Dans le sommeil chacun s’en retourne à son propre monde. »
Que signifie « s’en retourne » ? Ce n’est pas y aller pour la première fois. « S’en retourner », n’implique-t-il pas que son monde du rêve est antérieur au rêveur ? Le monde du rêve est là avant lui.
Ce que Freud appelle si honnêtement l’inconscient non-refoulé est peut-être du refoulé aussi. Le rêveur l’a connu jadis. Le refoulant, ici, est l’angoisse de la mort ou plutôt cette angoisse de castration devant la brisure du moi social, qu’on a construit avec tant d’efforts depuis l’enfance. Aussi cet inconscient dit non-refoulé, qui a le goût de la « réminiscence » de Platon, j’ai préféré l’appeler l’inconscient prébiographique.
L’inconscient prébiographique s’étire dans les deux sens interdits du temps. Si, chaque nuit, nous nous purgeons de nos désirs et de nos culpabilités, si chaque nuit nous nous en retournons aux sources pour nous recharger de forces neuves, la mort ne rejoint-elle pas la pré-naissance ? Pour peu que les cellules nerveuses continuent à fonctionner comme les cheveux continuent à pousser, le défunt se trouve dans cet état de rupture avec le milieu extérieur favorable à l’éclosion des rêves. Aussi un psychanalyste brésilien G. Pereira da Silva a-t-il soutenu qu’un mort peut rêver pendant plusieurs jours.
Alors nous comprenons pourquoi les visions du Purgatoire, décrit par le
Bardo Thödol, ressemblent aux cauchemars des névrosés que ronge la culpabilité. Aussi attendons-nous avec tant d’intérêt la communication de M. Cauvet-Duhamel sur le Livre des Morts tibétain.
Quoi ? On n’a jamais fini de rêver ? N’est-ce pas terrible ? Précisément, c’est la plainte que Shakespeare met sur les lèvres de Hamlet (III, I) : « Mourir : dormir, c’est tout. Calmer enfin dans le sommeil les affreux battements du cœur, quelle conclusion des maux héréditaires serait plus dévotement souhaitée ? Mourir : dormir. Dormir… Rêver peut-être. C’est là le hic ! Car, échapper des liens charnels, si, dans ce sommeil du trépas, il nous vient des songes, halte-là ! Cette considération prolonge la calamité de la vie. »
La mort n’est plus une délivrance et le Jugement est aussi dur pour les faux coupables que pour les vrais.
Ne nous attardons pas au pessimisme des rêves purgatoriels. Il est grand temps que nous nous rendions disponibles pour les songes des Prophètes. Je me tourne avec espoir vers le père Danielou. Excusez-moi, père. J’ai trop parlé et je mérite quelque méchant rêve. A vous de nous consoler maintenant.

 

[1] Victor von WEIZS AECKER : Reminiscences of Freud and Jung (in Freud and the Twenticth Ccntury) New York 1957, p.62
[2] Albert DAUZAT. Dictionnaire étymologique (Larousse).
[3] O. BLOCH et W. von WARTBURG : Dictionnaire étymologique de la langue française (P.U.F.). Cf aussi un article fort intéressant du Dr. LANTERI LAURA : Le rêve comme argument in Cahiers Laënnec, juin 1968, p.15.

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