Où allons-nous ?

Communication de Maryse Choisy au cinquième colloque de l’A.M.R. sur « Les apocalypses et la fin des temps » (10-11 janvier 1970) :

OÙ ALLONS-NOUS ?

Avant d’ouvrir les débats de notre colloque, je vous demande de garder le silence deux minutes pour les amis qui nous ont quittés.
Le pasteur Jean Bosc s’était associé à nos travaux dès le commencement de l’Alliance Mondiale des Religions, et l’année dernière encore, il apportait son éminente contribution au colloque sur les Rêves. Chacun appréciait sa courtoisie, son érudition, la lucidité scrupuleuse d’un esprit largement ouvert à la recherche œcuménique. Son souvenir demeurera vivant parmi nous.
Le comte Zoubov avait enseigné l’histoire de l’art à Saint-Pétersbourg avant de trouver en France sa seconde patrie. Nous sommes encore sous le charme de la présentation d’icônes byzantines qu’il a faite au colloque sur les
Anges. Il nous a rendu présente la ferveur mystique de la sainte Russie.
Agrippé au cou du cheval, Hachiko passe comme un éclair.
– Où vas-tu ? lui crie un ami.
– Demande au cheval, dit Hachiko.
Dans l’Apocalypse, il y a quatre chevaux. Peut-être l’un d’eux nous répondra-t-il ? Peut-être nous donnera-t-il le sens de notre hâte quotidienne ?
Aux colloques de l’Alliance Mondiale des Religions, nous avons l’habitude de traiter – presque en nous jouant – des questions graves. Rien de plus inactuel – et pourtant de plus éternel – que la mort et la vie, que les anges, que les rêves et que notre sujet d’aujourd’hui : l’Apocalypse.
Si nous ne craignons pas les sommets, c’est grâce à notre équipe extraordinaire de théologiens et de scientifiques. En votre nom à tous et en mon nom personnel, je veux d’abord exprimer ma profonde reconnaissance à Monsieur le cardinal Danielou qui, en dépit de toutes les activités qui mangent son temps (je crois parfois qu’il a le don d’ubiquité) a bien voulu accepter d’ouvrir ce colloque et d’y apporter les qualités d’approfondissement et d’esprit que nous admirons tant. Pour traiter un thème aussi obscur que l’Apocalypse, il faut la clarté de Monsieur le cardinal Danielou.
Divisons les difficultés.
1° – Peut-on observer des signes précurseurs de la fin des temps ? Parfois vers 6h du matin, quand je tourne le bouton d’une radio périphérique, j’entends une voix caverneuse à l’accent hollandais me crier à la face :
« N’en as-tu pas assez de vivre dans le péché ? Repens-toi. La fin des temps est proche. » Nous recevons beaucoup de revues à l’Alliance Mondiale des Religions. Il y a les pentecôtistes, les adventistes et beaucoup d’autres pessimistes. Voici par exemple Combat pour la foi, de Noël 69. Ils titrent en grosses lettres : « APOCALYPSE, NOUS SOMMES À LA FIN DES TEMPS » et, en citant les versets de la Bible correspondants, ils donnent les signes principaux : les tremblements de terre – ils les énumèrent tous de 1908 à 1968 –, les fracas de la mer – raz de marée en Hollande et en Angleterre –, les épidémies, les famines, l’apostasie, les guerres, l’évangélisation du monde et même la libération de Jérusalem pendant la guerre des Six jours. Voilà quelque chose de notre époque.
2° – Ceci nous amène au deuxième point qui touche davantage à nos soucis œcuméniques. La fin des temps signifie-t-elle la même chose pour tous ?
Dans la libération de Jérusalem qui prélude à la venue du Messie, les Juifs reconnaîtront-ils les mêmes signes que nous dans l’Évangile de saint Luc (21,24) ? Une fois de plus, la ligne de démarcation se situera quelque part entre les fils d’Abraham et les traditions pieuses d’Asie. N’y reconnaîtrons-nous pas cette vieille querelle entre temps cyclique et temps linéaire ?
Comme il est tentant de croire que tout a déjà été avant, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Comme il est tentant d’imaginer qu’on pose des pas légers sur la trace d’anciens pas. Non, il n’y a pas d’empreintes dans le sable doré. Tous les peuples du Croissant Fertile parlent de l’éternel retour. Tous les peuples de l’Inde assurent qu’ils reviennent sur cette terre pour faire maintenant ce qu’ils ont fait jadis. Thésée s’est toujours battu contre le Minotaure et se battra de nouveau. Œdipe recommence en rond l’éternel mariage avec Jocaste.
Et pourtant, les hébreux ne marchent pas en cercle dans le désert. Lentement, sûrement, leur caravane avance. Elle suit une ligne continue qui a un début, un milieu et qui doit finir dans la Terre Promise. Jamais avant, il n’y eut de passage de la mer Rouge. Il n’y en aura jamais après. Jamais plus. Tout ce qui arrive à Israël est singulier. Pour ses enfants, Dieu crée du neuf.
3° – Le problème du temps. L’homme, qui est un être à trois dimensions, doit vivre dans un monde qui en possède quatre et peut-être cinq. Le temps est-il la quatrième et la néguentropie la cinquième ? Je me propose d’en parler dans un autre ouvrage.
Costa de Beauregard nous enseigne le jeu que nous pouvons faire avec le temps et l’espace.
Des particules aux galaxies, tout est mouvement. Il est intérieur à tout ce qui existe. N’est-ce pas précisément ce que disent les hindous de l’Absolu manifesté ? Quand Brahman s’éveille, il se meut.
Djagat, voilà comment ils appellent le monde. Djagat signifie « le mouvant ».
Le temps lui-même n’est qu’un des aspects du mouvement. Comme le montre Jacot, calculer un temps, c’est toujours comparer un mouvement à un autre mouvement considéré comme étalon. Il n’y a pas de temps hors du mouvement. Du temps, donc du mouvement, découle le devenir.
4° – Le temps cyclique. Ces mondes qui se font et se défont au rythme de l’inspir et de l’expir du Brahman, ces
Kalpa, n’est-ce pas ce que, mille ou deux mille ans avant notre ère, nous révèlent déjà les Upanishads ?
Sur cette théorie physique, les philosophes hindous vont construire l’évolution spirituelle, les existences successives, le Karman. Ils n’auront aucune difficulté avec le jeu du temps, avec leur condition de créatures à trois dimensions dans un monde qui en a quatre ou cinq. Ils résoudront les antinomies de l’Éternel au cœur du transitoire, de l’Inchangé dans le changement. Ils auront acquis l’assurance d’une sorte d’immortalité, puisqu’on revient périodiquement dans cette vallée de larmes et, qu’au surplus, on y est traité selon ses mérites. La mort leur est douce.
Tout le monde antique croyait au temps cyclique. Socrate buvait sans émotion la ciguë, puisqu’il allait revenir ici-bas festoyer avec de beaux éphèbes et boire de nouveau la ciguë. Si les Égyptiens embaumaient avec tant de soin leurs grands hommes – et leurs grands hommes seulement – c’était pour les retenir sur le sol national, de sorte qu’ils n’aillent pas, dans leur prochaine incarnation, devenir généraux chez les Hittites et vaincre le pharaon.
Jusqu’à Moïse, tous les mystiques célèbrent l’éternel retour. On naît, on meurt, on renaît, on part, on revient. Quand Moïse invente le temps linéaire, tout change. La mort prend un caractère définitif. Pour surmonter l’angoisse que cette nouvelle vision du monde entraîne, il faut la résurrection. Dans le temps linéaire, Jésus doit être Fils
unique de Dieu et sa passion doit s’inscrire dans l’Histoire.
La Bhagavad Gîtâ peut toujours nous expliquer que chaque fois que l’homme a perdu le contact avec le monde surnaturel, Dieu lui envoie un Rédempteur. Dans le temps circulaire, pour assurer la liaison ciel-terre, qu’un fils de Dieu descende à certaines périodes, quoi de plus normal ? Tout recommence et tout est à recommencer. Les hindous ne s’intéressent pas à l’histoire – coupe arbitraire qui n’a pas de sens.
Dans le temps linéaire, le sacrifice du Christ doit être vécu
historiquement et il ne saurait l’être qu’une fois pour toutes. Le plus grand malentendu entre les spiritualités juive et chrétienne et la spiritualité hindoue, porte sur le temps. La confusion est là.
Même en Occident, quand la foi tiédit, Hegel, qui va chercher la dialectique de l’Inde, a recours au temps cyclique. Anti-chrétien – mais non pas athée comme on l’a écrit – Nietzsche fait de l’éternel retour le thème principal de sa recherche métaphysique. Seul Karl Marx, qui ose nier tout ce qui est religieux, prend le temps linéaire comme cheval de bataille. Il aboutit ainsi au strict matérialisme du sens de l’Histoire. Quand Toynbee lui oppose les précédents des anciennes civilisations, il réintroduit d’une manière voilée le temps cyclique.
A partir de Moïse, juifs, chrétiens, musulmans, croient au temps linéaire. L’Inde, avec sa notion des
Kalpa, pose l’Éternel Retour… ou la spirale. Nous attendons une très féconde discussion entre, d’une part, Monsieur le cardinal Danielou, le professeur Olivier Clément, le professeur Raphaël Cohen, le professeur Mokri, et d’autre part, le swami Ritajananda. A ce propos, ce sera la première fois, depuis que ces colloques existent, qu’un juif et un hindou pourront s’entretenir chez nous. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas pu se rencontrer. Chaque dimanche, le swamji préside une conférence à Gretz. Le samedi, un juif pieux, comme vous le savez, ne voyage pas. Eh bien, Monsieur Raphaël Cohen a eu le courage de venir à pied, oui à pied, de Neuilly jusqu’ici. Qu’il en soit vivement remercié.
Il est probable que j’exagère la rigidité des positions. Je serais surprise que Monsieur Olivier Clément, si fin, si nuancé, si versé en mystique byzantine, n’ait pas lui aussi à travers Byzance qui reflète l’Inde, flirté un peu, un tout petit peu avec le temps cyclique. De même, il me paraît impossible que le professeur Mokri n’ait pas trouvé en Iran quelque vestige de l’éternel retour.
Et voilà que le professeur Bernard Guillemain, qui prend pour thème maçonnique
Retour aux Origines, semble vouloir réconcilier tout le monde. Peut-être le temps sacré est-il toujours quelque peu cyclique ? Peut-être le sacré est-il cyclique et linéaire à la fois ? Quand Moïse demande son nom secret à Dieu, il obtient dans le Tétragramme sacré : « Je suis Celui qui fut, qui est et qui sera toujours. » De même, Jésus répond : « Avant qu’Abraham fût, je suis. »
Et la Science ?
Nous avons pris l’habitude, à l’Alliance Mondiale des Religions, de consulter les scientifiques sur tout thème proposé par les théologiens. Si notre première colonne est le cardinal Danielou, la deuxième colonne fondamentale est le docteur Chauchard. Sans lui, l’Alliance Mondiale des Religions ne serait pas ce qu’elle est.
Qu’est-ce que la fin des temps pour un biologiste ou un psychologue, sinon, très narcissiquement, la fin de l’homme ? Si Monsieur Chauchard a choisi (comme je me suis permis de lui suggérer) le même titre que Teilhard de Chardin pour un des derniers articles qu’il me donna jadis pour
Psyché, c’est parce qu’il est toujours question de l’existence d’un point critique de spéciation au terme des techniques et des civilisations, et que c’est une issue qui s’ouvre enfin au sommet des temps.
Des techniques, il en sera aussi question dans la communication du docteur Larcher puisqu’il parlera de la cybernétique de la fin des temps. Je suis aussi curieuse que vous de savoir ce qu’il en dira car je ne connais pas d’esprit plus imprévu, plus original que le docteur Larcher.
L’Apocalypse peut se situer dans la biographie personnelle d’une psyché autant que dans un contexte métaphysique, historique ou collectif.
Jadis, dans un livre devenu fort rare, Madame Cajzoran Ali a vu – ô comble de syncrétisme ! – dans l’Apocalypse de saint Jean, un texte tantrique qui relate le progrès spirituel. Les sept sceaux de l’Apocalypse, elle les a identifiés aux sept
chakras (centres subtils) dans la montée de la kundalini (l’énergie nerveuse de la moelle épinière).
Freud et Jung – sur ce point, ils sont à peu de chose près d’accord – ont également interprété l’Apocalypse et la fin des temps telles qu’elles apparaissent dans les songes de leurs patients. Rêver d’une catastrophe universelle – surtout vers la fin d’une longue analyse qui, ne l’oublions pas, est un dialogue entre l’inconscient du médecin et l’inconscient du patient – signifie le changement des structures. Ce qui meurt, c’est un
monde intérieur. Cela semble toujours une catastrophe à l’analysé, qui regrette le départ de sa névrose. Mais cela prélude à la naissance d’une structure saine, d’un monde intérieur nouveau. N’est-ce pas aussi le sens métaphysique de l’Apocalypse de saint Jean ? « Il y aura de nouveaux cieux et une nouvelle terre. » C’est là un fait trop connu en psychanalyse. Voilà pourquoi je n’ai pas cru nécessaire d’insister sur ce point.
Plus curieux sont les cas cliniques que va nous exposer le docteur Donnars. Il ne s’agit plus de rêve mais de pessimisme
conscient. Le docteur Donnars a remarqué que chez beaucoup de sujets, parler de l’Apocalypse immédiate exprime souvent l’intuition de leur propre mort qui s’approche. Je puis apporter de l’eau à son moulin.
Il y a quelque temps, j’ai reçu à déjeuner Monsieur Lapeyre, l’ex-directeur des Messageries de la Presse et de la Librairie Hachette, un des rois de Paris. Je lui demandai :
– Quels sont les derniers commérages de la ville ?
– On ne parle que d’Apocalypse dans tout Paris, dit-il. C’est la fin des temps. Tous les signes y sont.
Trois semaines plus tard, Lapeyre mourait. Pour lui, c’était la fin des temps.
Même les recherches de la biologie ont pour centre l’homme. Seule la physique
semble extérieure à l’homme. Peut-être répondra-t-elle plus objectivement – mais n’est-ce pas encore l’homme qui juge l’objectivité ? – aux questions de la religion et de la philosophie ?
La fin de l’univers planétaire est-elle possible ? La Terre mourra-t-elle comme le prétendent certaines théories, par glaciation ou au contraire, comme le suggèrent d’autres, par ses propres brûlures ? L’homme détruira-t-il la  nature en la polluant ? C’est Mademoiselle Berthaud qui nous présentera un rapport sur ces questions.
Je crois que les dernières études des physiciens – Mademoiselle Berthaud m’arrêtera si je dis des sottises – oui, les travaux des physiciens nous montrent un univers en expansion, après un univers qui se rétrécit. Cet univers-accordéon des physiciens ne rappelle-t-il pas la respiration de Brahman, l’inspir et l’expir de l’Absolu, en un mot la notion des
Kalpa ?
De nouveau, nous revenons à l’énigme du temps et à notre ignorance des grands rythmes de la Vie. Au cours de récentes expériences, en spéléologie par exemple, on a découvert que les garçons qui, privés du tic-tac familier d’une pendule, séjournaient longtemps dans la nuit souterraine, avaient tendance chaque soir à se coucher plus tard et chaque matin à se lever plus tard encore. Leur rythme interne était plus long que vingt-quatre heures.
Les scientifiques ont une place d’honneur à l’Alliance Mondiale des Religions. Sans doute la bourgeoisie chrétienne fut-elle longtemps timide devant les découvertes modernes. Mais, assure Monsieur Leprince-Ringuet, aujourd’hui, selon les statistiques, il y a autant de chrétiens inscrits en science qu’en philosophie.
Je me demande pourquoi l’Eglise rougit comme une jeune fille quand un athée lui crie :
Galilée !
Elle n’a qu’à répondre :
Lavoisier ! C’est Lavoisier qui fut guillotiné, pas Galilée.
Tout le monde a fait des sottises. Ne nous souvenons que des vertus. Quoi, Galilée ? Selon le mot de l’abbé Lemaître, « Galilée était un très bon chrétien et il avait beaucoup de mérite à le rester ».
En fin de compte, personne n’a la priorité, ni la physique, ni la métaphysique. La vérité a mille facettes, mais elle est
une.
Que nous nous tournions vers les textes révélés, vers les sciences de l’homme ou vers les sciences de la Nature, vers l’ascèse individuelle ou vers le salut collectif, l’Apocalypse et la fin des temps indiquent une mutation. Alors, peut-être les mourants à cause de leur danse entre deux mondes, à cause de leur position personnelle, pressentent-ils mieux cette métamorphose suprême « d’où naissent des nouveaux cieux et une nouvelle terre ».
Et maintenant commence vraiment la table ronde. Le cardinal Danielou ouvre le cycle.

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