Un mois chez les filles : une réédition bâclée

On réédite Maryse Choisy et c’est bien. Largement oubliée depuis sa mort en 1979, Maryse Choisy mérite d’être redécouverte. Pour cela, les éditions Stock ont choisi de reprendre Un mois chez les filles, l’œuvre du scandale et du succès, que l’auteur, onze ans après sa publication en 1928, retira du marché pour des raisons qu’on ne saurait résumer ici.
Nous nous attendrions donc à ce que l’œuvre autant que l’auteur soient dignement présentés. Il y a tant à dire sur ce parcours singulier et sur ce livre expérimentant le genre du « reportage vécu ».
Que constatons-nous ? Une petite préface de cinq pages, bourrées d’erreurs, de confusions, d’approximations, se contentant souvent de recopier des morceaux d’autres articles, … Bref, du travail bâclé, sans respect ni pour l’auteur ni pour le travail de l’historien et le métier de l’édition.

Dès la première phrase, le choc est rude :

• « Née en 1903 à Saint-Jean-de-Luz, Maryse Choisy grandit dans un château, élevée par ses deux tantes, dont Robert Aron suppose que l’une d’entre elles fut en réalité sa mère. »

C’est faire peu de cas de sa tante la comtesse Anna de Brémont qui, seule, prit en charge la petite Maryse… Cela est pourtant clairement raconté dans Mes enfances…(et d’ailleurs, « la seule tante éternelle était Tante Anna. », p.29). Mais peut-être la préfacière n’a-t-elle pas lu le premier volume de ces mémoires et s’est-elle contentée de reproduire l’erreur de l’article de Paul Aron ?
Oui, Paul et non Robert Aron ! Ailleurs que dans une préface, on excuserait la méprise en la mettant sur le compte du lapsus… Mais l’erreur est redoublée en note de bas de page… Ah ! le manque de relecteurs et correcteurs dans l’édition contemporaine ! Julia Bracher – dont on apprend qu’elle est « historienne de formation », éditrice et l’auteur de Riom, 1942, réunion des pièces du procès de Pétain contre Blum et Daladier – pensait-elle sérieusement à l’académicien Robert Aron, lui aussi, comme par hasard, historien du régime de Vichy, qui quitta ce monde en 1975 et ne pouvait donc pas signer l’article de 2010 auquel il est fait référence ?
Enfin, Paul Aron – professeur de littérature à l’Université Libre de Bruxelles – est loin d’être le seul à supposer que « tante Anna » était la mère de Maryse Choisy. Pour ne citer qu’un exemple, au lendemain de la mort de celle-ci, Louis Ducla évoque Anna de Brémont « qui chérissait sa nièce (sa fille sans doute) ». Comment, d’ailleurs, ne pas y penser à la lecture des mémoires où Maryse Choisy met tant d’insistance dans le non-dit sur cette question de l’origine ?

• « licenciée en philosophie à l’université de Cambridge »

Son parcours universitaire ne s’arrête pas là puisqu’elle deviendra, à 23 ans, docteur ès Lettres et Philosophie…

• « Passionnée de psychanalyse, elle sera aussi une des patientes de Freud »

On souhaiterait sur ce point plus de mesure et de scepticisme : la seule source de cette extravagante visite à Freud est le récit qu’en fait, tardivement, Maryse Choisy…

• « et fondera un nouveau mouvement littéraire, le suridéalisme, imprégné de cette nouvelle science [la psychanalyse] »

La seule référence à la psychanalyse dans le « Manifeste suridéaliste » (Nouvelles Littéraires, octobre 1927) est cette phrase : « Nous donnons des coups de pied à Freud »… Admettez que c’est très éloigné de l’imprégnation… Ce qui serait pour le moins étonnant en considération de ce que Maryse Choisy dit des effets qu’eut sur elle sa visite à Freud : « J’avais pris tellement peur que pendant dix ans je changeais de trottoir dès que je voyais un psychanalyste. J’étais victime de la psychanalyse sauvage. » (Sur la route de Dieu on rencontre d’abord le diable, p.54)
On pourrait croire que notre préfacière confond avec l’autre suridéalisme, celui d’Émile Malespine qui réclamait « une conscience réveillée par des inconsciences et cette conscience à son tour modifie les subconsciences. » ( « Manifeste suridéaliste » in Manomètre n° 7, février 1925).

• « Revenant des Indes où elle était partie chasser le tigre »

Ici, Julia Bracher semble se fier à (*) un article de 1927 dans lequel le journaliste, ayant interrogé Maryse Choisy sur son intérêt pour la chiromancie, rapporte cette réponse : « J’étais allée aux Indes pour chasser le tigre […] Comme j’avais fait mes études de philosophie à Cambridge, comme je possédais un diplôme universitaire britannique, j’ai donné une série de cours de psychologie à Bénarès. », et l’on comprend donc que ce sont les cours de psychologie qui relèvent du complément de loisir, la chasse au tigre étant l’activité principale et la raison du départ. Or, dans ses mémoires, elle ne parle pas du tout de chasse au tigre et explique qu’elle fut envoyée en Inde par son collège, pour enseigner la psychologie à l’université de Bénarès. Surtout, ce qu’il ne faut pas négliger si l’on prend pour argent comptant tout ce que raconte Maryse Choisy, c’est que suite à la mort de son maharadja rencontré à Cambridge, il y avait alors une raison toute sentimentale à partir en Inde… Et puis elle étudiait déjà le sanscrit et l’hindouisme… Maryse Choisy consacre près de quinze pages de ses mémoires à ce premier voyage en Inde au cours duquel elle rencontre Rabindranath Tagore et découvre le yoga qui aura une importance majeure dans sa vie. Alors, l’anecdote de la chasse au tigre…
(*) disons plutôt recopier : ainsi quand cet ancien article fait dire à Maryse Choisy « après avoir publié mon premier roman : Presque, j’ai voulu faire du journalisme », Julia Bracher écrit « après avoir publié un premier roman, Maryse Choisy décide de faire du journalisme » et reprend l’expression « violon d’Ingres » pour parler de la chiromancie (sur ces sujets, les mémoires sont encore une fois plus subtils).

• « un premier reportage qu’elle intitule « Mes vendanges au Languedoc » qui dénonce l’exploitation de jeunes filles pendant les vendanges »

N’importe quoi ! De toute évidence, Julia Bracher n’a pas lu cet article, paru dans l’Intransigeant du 22 octobre 1927, qui ne dénonce rien du tout mais présente d’autres intérêts… L’erreur semble provenir d’une incompréhension d’une phrase de l’article de Paul Aron : « [L’article de Maryse Choisy] a probablement été inspiré par un entrefilet paru le 17 août, qui dénonçait l’engagement dans le Roussillon de jeunes filles belges pendant la période des vendanges sous le titre : « Mesdemoiselles, si vous vouliez vendanger ? ». »

• « Alors que, dans les années 1920, les femmes journalistes ne représentent que 3 % de la profession, Maryse Choisy a réussi, à l’instar de quelques rares plumes à se faire un nom. Invitée par le Tout-Paris littéraire, elle est cependant exclue du Lyceum club, équivalent du Jockey Club pour les femmes […] »

Ici, Julia Bracher démarque l’article de Paul Aron : « les femmes journalistes ne représentent que 3 % de la profession. Quelques personnalités se sont néanmoins distinguées […] Elle fait partie du Lyceum club […] qui est l’équivalent féminin du Jockey club. Elle en sera exclue […] »

• « Et puisqu’elle n’envisage décidément pas d’écrire pour la rubrique des « chiens écrasés » »

Maryse Choisy dit exactement le contraire : « Moi, en 1926 je voulais seulement faire les chiens écrasés. » (Sur la route de Dieu on rencontre d’abord le diable, p.119).
En illustration, Julia Bracher cite un passage de Maryse Choisy, amputé de la phrase ci-dessus ; citation qu’elle a sans aucun doute reprise dans l’article de Marie-Eve Thérenty. Comme référence, elle indique : « Mémoires, 1903-1924. Mont Blanc, 1971 » quand il s’agit en fait de la deuxième partie (1925-1939) de ces mémoires, parue en 1977.

• « son reportage […] s’arrache à plus de 450 000 exemplaires. »

En note, la préfacière précise quand même : « La mention de 450 000 exemplaires vendus apparaît dans les dernières éditions de l’ouvrage », information qu’elle reprend sans doute à l’article de Paul Aron qui a l’avantage d’ajouter : « et même s’il convient de se méfier de l’emphase de la publicité, il est certain que le livre s’est remarquablement vendu. »
On peut en effet douter de la véracité de ce chiffre, en se demandant si ce n’est pas Maryse Choisy elle-même qui l’aurait truqué. En effet, les indications d’exemplaires vendus dans les listes « Du même auteur » sont à ce sujet troublantes : de 1930 à 1934, cela progresse de 200 000 à 350 000, chiffre qu’on continue à donner jusqu’en 1948 ; en 1949, alors que l’ouvrage a été retiré du commerce dix ans plus tôt, le chiffre passe étrangement à 400 000 ; en 1963, il passe à 450 000, bien que l’ouvrage soit toujours indisponible…

• « C’est d’abord pour relever le défi lancé par la femme de son éditeur que Maryse Choisy se décide à raconter la prostitution de l’intérieur »

L’épisode est encore raconté dans la deuxième partie de ses mémoires, p.145 : il n’est aucunement question de la femme de l’éditeur, mais bien d’un éditeur, Fernand Aubier, qui la défie de faire un reportage sur la prostitution. Encore une fois, Julia Bracher recopie une erreur de Paul Aron : « C’est là, dit-elle, qu’elle rencontre Madame Aubier, l’épouse de l’éditeur Montaigne. Suite à un défi de sa part, elle propose de raconter « de l’intérieur » la vie d’une maison close parisienne. »

• « Un seul déguisement possible : celui de la prostituée. Maryse devient donc pour un mois l’une d’entre elles.»

A ce moment de la préface, nous plongeons dans un abîme de consternation. Julia Bracher a-t-elle lu le livre qu’elle nous présente ? Non, la solution n’est pas de se déguiser en prostituée et non, Maryse Choisy ne sera pas l’une d’entre elles durant un mois… Le déguisement principal, celui par lequel elle collecte l’essentiel de ses informations, est celui de la femme de chambre.
La préfacière, dans son habitude, qui nous est maintenant familière, de recopier les autres, reprend certainement à son compte, en le comprenant de travers, ce passage de l’article de Marie-Eve Thérenty : « le déguisement idéal étant – bien entendu – celui de prostituée ».
Si Maryse Choisy se déguise bien à un moment en prostituée, ce n’est qu’un interlude (de 7 pages) en attendant qu’on lui trouve une place de femme de chambre.
Au fait, puisqu’il est question de ces déguisements, il existe quelques photographies de Maryse Choisy en tenue de femme de chambre : n’aurait-il pas été préférable d’utiliser l’une d’entre elles pour la couverture, plutôt que cette photographie de mode de Boris Lipnitzki, représentant des mannequins du couturier Jean Patou… ?

Considérons ces passages :

1) « Mais jusqu’où Maryse est-elle prête à creuser les bas-fonds ? Cette exposition du corps de la journaliste participe, à l’évidence, au suspense de l’ouvrage. Le lecteur d’hier et peut-être d’aujourd’hui se demandera si Maryse Choisy franchira le seuil de la chambre à coucher ou si elle risqua quelques dangers. »
2) « Outre le déguisement, elle n’hésite pas à appâter le client sur le « promenoir » de l’Olympia, entrer comme femme de chambre dans une maison de rendez-vous, et devenir sous-maîtresse chez Ginette puis danseuse de salon dans un bar lesbien. »

Et comparons-les avec ceux-ci tirés de l’article de Marie-Eve Thérenty :

1) « un succès qui s’explique plus sûrement par le suspense maintenu jusqu’au bout du reportage. Jusqu’où la reporter est-elle prête à aller pour assurer la véracité de l’enquête ? Le succès du reportage repose généralement sur le corps exposé et mis en danger du reporter. »
2) « Elle se déguise en prostituée pour faire quelques pas sur le « promenoir » de l’Olympia et y appâter le client, entre comme femme de chambre dans une maison de rendez-vous parisienne puis comme bonne dans un bordel normand à la tonalité très maupassantienne ; elle est sous-maîtresse dans le claque « chez Ginette », danseuse de salon pendant huit jours dans le bar lesbien « Le Fétiche » »

 

• « Maryse Choisy n’est cependant pas ce qu’on appelle déjà une féministe »

En démonstration de ce jugement, Julia Bracher recourt à une citation de Maryse Choisy : « On eut beau m’expliquer toutes les injustices et que la femme n’avait pas le droit de voter […] je ne fus jamais féministe. […] Mes sœurs, les autres ? Ce n’étaient pas mes sœurs. J’ai connu trop de filles idiotes. Devais-je me battre aussi pour les médiocres ? Ce ne pouvaient être là ma mission. Seules les élites m’exaltaient. »
Le souci, et ce que Julia Bracher n’indique pas, c’est que ce passage est tiré d’un chapitre de ses mémoires intitulé « Réactions d’adolescente (déjà) », dans lequel elle parle du féminisme naissant durant la Première Guerre Mondiale, auquel elle fut insensible. Cette citation exprime donc la pensée d’une jeune fille de 13 ans…
Comment ne pas admettre qu’à l’époque d’Un mois chez les filles Maryse Choisy est pourtant bien, à sa façon, féministe, et même si elle a pu le nier ? Le « Manifeste du suridéalisme » les romans qui en découlent sont hautement féministes ! Comment ne pas voir que la vie de Maryse Choisy, dès le plus jeune âge, est le parcours d’une femme libre ? Alors, certes, elle peut choquer certaines féministes. C’est que sa pensée sur la femme relève d’un féminisme qui n’hésite pas à exprimer des critiques à l’encontre de certaines formes de féminisme et à celles qu’elle appelle les « précieuses radicales ». Le mieux, pour la comprendre sur ce sujet, est de lire certains de ses livres, notamment La Guerre des sexes.

• « Maryse Choisy […] renie son œuvre passée et tente de retirer de la vente tous ses ouvrages, dont celui qui avait tant fait pour sa gloire. »

Non, ce n’est pas tous ses livres qu’elle tenta de retirer du commerce en 1939, mais trois de ses reportages : Un mois chez les filles, Un mois chez les hommes et L’Amour dans les prisons. Une dizaine d’autres livres restaient disponibles.

 

Au final, rien de bien intéressant n’est exprimé sur le livre lui-même, alors qu’il y aurait tant à dire, notamment en comparaison avec l’œuvre future. Maryse Choisy elle-même, dans ses mémoires, y consacre pas moins de quarante pages.
Rien non plus d’essentiel et de bien juste sur Maryse Choisy, dont on ne dit rien de la vie et de l’œuvre après les années de reportage : la psychanalyse, la religion, le yoga, etc.

 

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Après une préface si catastrophique, on peut s’inquiéter de la restitution du texte. Trois remarques à ce sujet :

– Dans Un mois chez les filles, Maryse Choisy a la manie de commencer ses paragraphes par trois points de suspension. Cela arrive une bonne centaine de fois. Dans la réédition, ces points de suspension ont tous disparu.
– Maryse Choisy met des majuscules à de nombreux noms communs : « C’est l’indicateur des Maisons et Salons de Société, des Maisons de Massage et de rendez-vous de Paris, la Province, les Colonies, des principales villes étrangères. […] Il est édité par la Chambre Syndicale des Maisons de Société. » Dans la réédition, ces majuscules disparaissent.
– Trois chapitres contiennent normalement des sous-chapitres dont les titres sont précédés d’une lettre : a) Manon ou la femme du monde ; b) Julie ou la fausse mineure, etc. Dans la réédition, les lettres ont disparu et ces sous-chapitres n’apparaissent plus dans la table des matières et donc non plus, en tant que tels, dans le texte.

 

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Je n’ai pas su résister à la tentation de scruter la page finale « Du même auteur », afin de voir comment une historienne et éditrice si peu professionnelle allait se sortir de cette tâche bibliographique. Le résultat est, là aussi, édifiant :

Mon coeur dans une formule est indiqué comme paru aux Cahiers suridéalistes quand il s’agit des Éditions Radot (s’il fut annoncé à paraître aux « Cahiers suridéalistes », qu’on peut considérer comme le nom d’une collection, matériellement le livre ne l’indique pas).
Le Vache à l’âme est indiqué comme paru aux Éditions du Tambourinaire au lieu des Éditions du Tambourin : la bibliographie fut-elle conçue par SMS ?
Le Portrait de Juliette Delmet et Le Thé des Romanech sont indiqués comme parus aux Éditions Jean-Renoir aux lieu des Éditions Jean-Renard : peut-être parce que Jean Renoir tourna aussi Le Journal d’une femme de chambre
Mes enfances est indiqué comme paru en 1947 quand il s’agit de 1971… Notons aussi que toutes les mentions des éditions Mont-Blanc apparaissent sans le tiret.
Yogas et psychanalyse apparaît sans le s à « Yogas »
Les Atlantides est indiqué comme s’il s’agissait d’un livre paru en 1957 quand il s’agit en fait du titre d’une série de romans, parus entre 1943 et 1959 et ayant chacun leur propre titre.
Potala est dans le ciel et Dialogues avec sa Sainteté le Dalaï Lama sont indiqués comme deux livres différents quand ils n’en forment qu’un, le second étant le sous-titre du premier.

Notons qu’à cette bibliographie qui se veut complète manquent au moins huit ouvrages…

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