Maryse Choisy, par Lucienne Delforge

Voici un autre témoignage sur Maryse Choisy, dans un livre justement titré Témoignages (éditions de L’Élan, 1950).
Si l’auteur était à l’époque une célébrité internationale, elle est aujourd’hui fortement oubliée, si ce n’est par les historiens de la Collaboration et les biographes de Louis-Ferdinand Céline…
Lucienne Delforge (1909-1987) fut non seulement pianiste (élève de Vincent d’Indy), donnant en quelques années plus de quatre cents récitals à travers le monde, mais aussi conférencière et journaliste, écrivant des centaines d’articles de musique, de littérature et d’art. Elle fut aussi une grande sportive : nageuse, escrimeuse, alpiniste, capitaine de basket-ball… Notons enfin qu’elle fit des études de médecine où elle obtint quatre diplômes (chimie, physique, biologie et bactériologie).
Durant un an, en 1935-1936, elle est la maîtresse de Louis-Ferdinand Céline. Il existe quelques lettres, particulièrement émouvantes, de ce dernier à la jeune pianiste, dans lesquelles Céline l’appelle « petite fée du cristal des airs » (voir Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Gallimard, 2009 et Lettres à des amies, in Cahiers Céline n°5, Gallimard, 1979).

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle collabore à la presse vichyssoise, donne quelques concerts à la Deutsches Haus, participe à la propagande, notamment par des conférences, par exemple celle sur « Wagner et la France », le 21 mai 1943, sous l’égide de la Société d’études germaniques… Elle rédige même pour le maréchal Pétain un rapport sur la place de la musique française dans l’Europe nouvelle.
A la Libération, Lucienne doit s’exiler au château de Sigmaringen, où elle retrouve Louis-Ferdinand. Elle y donne quelques concerts. A l’un d’eux, Lucien Rebatet fait scandale, en déclarant que Lucienne Delforge est une « pianiste musclée » qui « écrase dièses et bémols d’une poigne de boxeur ».
Autre anecdote : toujours aussi sportive, Lucienne aurait voulu entraîner, dans l’une de ses excursions en montagne, Lucette, la femme de Louis-Ferdinand, mais celui-ci ne l’aurait pas autorisée, craignant de voir sa femme précipitée dans un ravin par son ancienne maîtresse, qu’il croit jalouse…
Elle échappe à l’épuration, et Céline le signale, à sa manière, dans une lettre à Albert Paraz le 9 novembre 1948 : « Lucienne Delforge la pianiste, ô combien vendue ! et enculée — et donneuse se porte au mieux à Paris »…

Avant de découvrir le portrait de Maryse par Lucienne, on peut lire celui que Maryse fit de la pianiste dans Le Matin du 30 mai 1941.
Et voici enfin les pages (87-92) de Témoignages que Lucette consacre à Maryse :

 

MARYSE CHOISY

 

Le hasard, ou le destin, ou la Providence m’ont toujours favorisée, en me permettant de rencontrer, sur ma route, des individualités vraiment hors du commun, de celles qui laissent, dans la mémoire et dans le cœur, des traces profondes, de durables empreintes.
Mais, en pensant à Maryse Choisy, je constate qu’à une ou deux exceptions près, je n’ai pas rencontré de femmes dont le comportement moral, intellectuel ou social, épisodique ou habituel, ait le même aspect inattendu, la même valeur d’enseignement, la même rigueur d’expérience humaine, le même appareil de moyens évidents, la même puissance de suggestion et d’impression. C’est, sans doute, que les femmes, plus dociles, plus diplomates devant les nécessités de l’existence, plus souples et plus malléables, plus directement reliées à la réalité immédiate ou, simplement, plus raisonnables et raisonnées, savent mieux plier et se plier, tiennent davantage du roseau que du chêne et, plastiques avant tout, épousent plus exactement les contours de la vie, se colorent plus facilement de la couleur du temps. En un mot, qu’elles sont plus quotidiennes, au sens que prêtait à ce mot Jules Laforgue. Leurs armes, pour lutter dans le courant violent des jours, sont enveloppées, camouflées, déguisées, peintes en trompe-l’œil. Elles n’en sont, à mon sens, que plus solides et plus sûres que celles des hommes. Mais elles ne font pas éclater les cadres sous leurs coups. C’est plutôt un travail de sape intelligent et instinctif, continu et fluent, lent et pénétrant, alors que les hommes, incapables de longue patience contre eux-mêmes et les autres, se dressent, se cabrent et s’affirment par une impérieuse loi d’orgueil inné.
Cependant, de ces deux exceptions que j’ai dites, Maryse Choisy est la première et la plus nettement dessinée. J’ai commencé par ne connaître d’elle que sa réputation. Elle était assez surprenante. Elle s’exprimait, en effet, sans ambages. Ou tout bien, ou tout mal. Elle était pire, ou meilleure qu’une autre. Je n’avais encore rien lu qu’elle ait signé que, déjà, elle m’apparaissait telle que je la connaîtrais.
Il est utile de noter que la première œuvre de Maryse Choisy où je l’ai découverte littérairement, ce fut dans une vieille collection du Merle, où je fis connaissance, naguère, de la littérature contemporaine. Dans cet extraordinaire périodique, qui manque aujourd’hui à notre plaisir, Maryse Choisy a publié une série d’ « interviews imaginaires », qui précédaient celles d’André Gide et qui, je crois bien, n’ont jamais été réunies en volume. C’était une promenade nocturne au milieu des livres et des hommes et, comme Maryse a toujours eu le sens le plus aigu de l’actualité des titres, elle avait orné ces fausses confidences d’un titre essentiellement « accrocheur ». Cela, si je ne me trompe, rappelant les immortelles Une heure avec… de Frédéric Lefèvre, s’intitulait : L’heure avec… Et je n’ai oublié ni celle avec Jean Cocteau, ni celle avec Montherlant, ni celle avec Valéry. En deux cents lignes, Maryse analysait les premiers d’aujourd’hui et quelques autres, les mettait à nu, révélant leurs tics, leurs tares, leurs manies et leurs vertus avec une magnifique impudeur. C’était, déjà, de la psychanalyse et, encore, de la philosophie. Si l’on publiait ces études aujourd’hui, on en comprendrait toute l’exactitude et toute la valeur démonstrative.
Puis, comme tout le monde, j’ai lu ses livres à succès de scandale ou de vente et l’un va rarement sans l’autre. Je laisse d’en parler à de plus qualifiés qu’une musicienne.
Ensuite, ce fut son écriture. L’écriture de Maryse est vraiment caractéristique. Elle s’apparente à celle de Pierre Louÿs. L’une et l’autre ont cet aspect fleuri, ces contours dessinés, où dominent les lys. Elles sont infiniment gracieuses, parcourues d’air, ouvertes à tous les souffles de l’inspiration, arrondies par la joie. D’une élégance raffinée, hautes et larges, uniquement déliées, elles sont voluptueuses et fraîches. Écritures d’artistes et d’artistes profonds, qui vivent et ne vivent que pour les nécessités de l’art. Mais la plus féminine est celle de Pierre Louÿs. Car l’écriture de Maryse est moins appliquée, plus rapide, plus élancée, plus forte. Elle a des emportements et des colères, des expressions viriles, des lignes plus vives, plus nettes, plus dures. Elle griffe le papier plus qu’elle ne le caresse. Elle dévore la page blanche et ne laisse rien au hasard, pas plus qu’à l’inutilité. Elle attaque et possède cette virginité que sa blancheur défend. Elle s’affirme, s’impose, éclate et ne retombe pas. Elle a l’éloquence et, parfois, la grandiloquence. Elle monte sans effort et marque comme un sceau. C’est une écriture d’homme aux instincts de femme. Mais, surtout, elle est traversée d’un immense, d’un intense et irrésistible besoin de lumière. Elle est, tout entière, Maryse.
Enfin, j’ai fait la connaissance de Maryse Choisy. Et je puis dire que, la sachant déjà comme je le savais, je n’ai pas été déçue. Avec ses cheveux trompeurs, ses yeux d’odalisque, sa voix presque de petite fille ou plutôt d’adolescente en proie à la femme, avec cet art qu’elle a de dire son amitié, son affection, sa tendresse, avec cette apparence de fragilité précieuse qui l’eût fait accepter à l’Hôtel de Rambouillet, avec sa délicatesse nuancée, son sourire séduisant et son besoin d’enthousiasme, Maryse n’est pas une énigme, mais un questionnaire.
Individualiste irréductible et toute emplie d’un vœu d’altruisme, les êtres qui l’approchent et l’entourent sont ses victimes heureuses. Elle ressemble à un scalpel qui serait un éventail.
Femme de lettres, elle connaît, de son métier, les nécessités, les lois, les disciplines et n’en néglige aucune. Artisan, ouvrier de l’écriture et de l’imprimé, elle n’abdique rien de ses obligations professionnelles. Elle mène sa carrière avec une rigueur et une science, avec une continuité dans l’effort qui tiennent de la fourmi et du rouleau compresseur. Elle se glisse, sinueuse, presque trop modeste, presque trop inaperçue, puis s’impose, s’affirme et prend toute la place. Elle convainc par la grâce, conquiert par la force et domine par la volonté. C’est un admirable spectacle.
Journaliste, chroniqueur, essayiste, romancière, directrice de revues, animatrice d’individus ou de groupes, toujours en avance d’une idée et à l’avant des idées, ardente, impétueuse, violente au fond d’elle-même, lisse et suave à l’extérieur, avec un prodigieux besoin de sympathie et une indifférence superlative malgré tout, un détachement de toutes contingences et un attachement véhément à toutes les réalités, Maryse Choisy est une femme comme je n’en connais point d’autre.
Je ne parlerai pas du poète, car ses poèmes parlent pour elle. Mais il faut que je dise ce qui fait sa grandeur.
Bourrée de réactions féminines et les plus aiguës, les plus acerbes, les plus dures, son cerveau d’homme la guide, la conduit, la dirige et l’affirme. En proie sans cesse aux complexités d’un tempérament double, elle a les pieds dans la terre et la tête au ciel. Elle semble vaporeuse, éthérée, sans consistance, mais elle est charnelle, réaliste, matérielle, efficace. Elle a parcouru un cycle très déterminé. Elle a connu, successivement, les hommes, puis l’homme, puis l’âme, puis Dieu. Elle est allée de tous les signes moins à tous les signes plus. Elle a parcouru toutes les routes où sa dualité l’entraînait. Elle a violenté son corps et son âme. Elle s’est arrêtée à tous les havres et les a tous quittés, pour atteindre au seul qui vaille et demeure intact. Cerveau philosophique et lyrique, tête bien faite, elle a suivi tous les chemins de la connaissance humaine et ne les a abandonnés qu’au seuil de la Connaissance divine. Elle est morte vingt fois et vingt fois ressuscitée.
Et, pour mieux connaître, plus exactement, plus intimement, plus totalement une seule chose, la seule chose qui importe, elle a tout connu. Avide de toutes les lumières elle a atteint la Lumière. Curieuse de toutes les grâces, elle a reçu la Grâce. Elle a combattu jusqu’à la victoire d’elle-même sur elle-même. Elle a triomphé. Elle a gagné sa vie.
Et cette irrésistible soif de clarté, qui s’exprime dans toute son œuvre par ses idées comme par son style, l’a plongée dans la lumière, la seule Lumière.

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