Maryse Choisy et les serpents

Aujourd’hui encore ma question reste spontanée, naïve :
Qu’est le serpent dans ma vie ? Qu’est le serpent dans
Mon cœur dans une formule ? Je n’ai pas trouvé la réponse.
Maryse Choisy,
Sur le chemin de Dieu on rencontre d’abord le diable, p. 138.

 
 

Toute sa vie, Maryse Choisy a entretenu un rapport étroit avec les serpents.
Cela commence aux alentours de 1925, au salon de Rachilde du Mercure de France, où Maryse Choisy, comme elle le raconte dans ses mémoires, faisait sensation avec un serpent apprivoisé.

Au Mercure les animaux étaient aussi bien accueillis que les poètes. De l’Inde j’avais rapporté un aimable serpent sans venin. Il m’était très attaché. Je l’avais nommé Jo. Il venait à l’appel. S’égarait-il ? Je savais qu’il était du côté de quelque radiateur. La tiédeur de ma chair lui plaisait. Quand nous sortions il se lovait autour de mon cou et ne bougeait plus.
Je l’emmenai à un mardi de Rachilde. Cet ondoiement d’or et d’émeraude m’était collier.
– Quel beau bijou vous avez là, dit la princesse Reuss.
Tout de même je la prévins :
– Méfiez-vous. C’est un vrai serpent.
Ce n’est pas la première fois qu’on me soupçonnait de mentir quand je disais la vérité.
Les incrédules murmuraient :
– Allons, allons…
Ce fut un défi. Les invités voulaient montrer du courage. Ils s’enhardirent jusqu’à caresser le serpent.
Sous les doigts étrangers, le joli collier s’éveilla de son voluptueux sommeil. Jo fit ce que font tous les serpents. Pour s’orienter dans ce monde inconnu il sortit sa langue fourchue.
Paul Reuss tomba dans les pommes. Il y eut des évanouissements en série. Les salons du Mercure se vidèrent. Les hommes se rappelèrent leurs rendez-vous urgents. Ils en oublièrent le baise-main d’usage.
Le rire satanique de Rachilde se répercuta de salon en salon.

Sur le chemin de Dieu on rencontre d’abord le diable, 1977, pp. 104-105.

Maryse Choisy ne semble pas être la seule en ces années à porter le serpent comme parure. Ainsi, dès 1921, André Billy note-t-il :

Il est du dernier chic, parmi les élégantes, de cacher entre les coussins d’un divan une couleuvre ou quelque autre reptile inoffensif qu’on exhibe inopinément de manière à faire pousser des cris de frayeur aux petites amies qui vous rendent visite.

André Billy, « La Mode des serpents », Le Petit Journal, 30 mai 1921

Quoi qu’il en soit, le serpent de Maryse Choisy est remarqué, notamment, en avril 1931, lorsqu’elle participe à une exhibition de lionceaux, à l’occasion de laquelle cette photographie semble avoir été prise :

Nous trouvons également, en première page de La Petite Gironde du 25 avril 1931, cet écho :

En décembre 1931, l’image de Maryse Choisy amie des serpents est utilisée, sous forme de caricature, pour accompagner une publicité pour Quand les bêtes sont amoureuses :

En janvier 1933, dans un petit écho d’Être belle sur les « bêtes de Montparnasse », Margot la Pie signale encore Maryse Choisy exhibant ses serpents :

Maryse Choisy, la fameuse romancière, s’en vient parfois, dans les bars chics, accompagnée de quelque cavalier… accompagnée aussi très souvent par deux petits serpents familiers qui s’enroulent à son poignet, dardant leurs prunelles curieuses sur les personnes qui dialoguent avec leur maîtresse… Comme une femme est bien gardée avec des défenseurs de cette forme et de cette qualité.

Le serpent est aussi largement présent dans son œuvre, et ce dès son premier roman en 1927 :

Un serpent que je croyais brisé en mille tronçons se reforme de ses tronçons au fond de mes bas-fonds… Quelque chose de visqueux grouille dans la boue tiède de ma chair. Un vieux désir m’envahit lentement, ferme mes paupières, neutralise ma volonté…[1] […]
Un cri. Une douleur qui hurle. Une vipère qui se sauve, frétillante et dorée.
Une vipère a mordu Georges de la Férandière. Une vipère a mordu Adam. Une vipère l’a mordu et s’est enfuie. […]
J’aspire la plaie dans le rythme des traditions. Je suce, suce, suce. Je bois le venin. Je crache le venin. Je suce, je bois, je crache. L’effort gonfle les veines de mon cou.
– Ce que vous faites, Kiki, est fou, murmure d’une voix blonde le jeune blond. C’est fou, fou, fou.
– Je m’en fous !

Mon cœur dans une formule, pp. 170-172

Pour ses reportages, elle s’identifie au serpent : « Je m’informe avec la prudence d’un serpent et la ruse d’Eve » (Un mois chez les filles, 1928, p.40).

Maryse a beaucoup entendu parler des serpents quand elle fit son premier voyage en Inde. Elle livre notamment, dans Quand les bêtes sont amoureuses (1931 ; pp. 168-171), un récit sur le cobra gentleman, entendu de la bouche de Hari Singh, bientôt maharaja.

Dans un autre roman, une scène suscite une comparaison serpentine – sans doute encore une réminiscence indienne :

Des jambes se perdent dans des jambes, des bouches dans des bouches. Des corps se débattent, s’enchaînent, s’enchevêtrent, se lient, s’entortillent, se nouent, se dénouent comme des vipères au fond d’un panier hindou.

Don Juan de Paris, p. 200

Amarella (1946) se termine dans la forêt, « dans l’emmêlement des branches préhensiles et des serpents entortillés ou mouvants » (p. 161) , Amarella y figure « la femme fabuleuse tombée chez les reptiles » (p. 179), dans son avion, « oiseau d’or fabuleux tombé chez les reptiles » (p. 183).

Enfin, pour en terminer avec la fiction, Le Serpent (1957) où, comme son titre l’indique, le motif du serpent est prédominant. Le personnage principal, Cléo, en laquelle on reconnaît beaucoup de Maryse, s’identifie au serpent :

Ce jour-là, Cléo se sentait serpent. Elle était cet infini ondoiement qui à chaque spirale emprisonnait la lumière dans les écailles. Elle était cette lumière et elle était ces pierres précieuses qui bougent.

Le Serpent, pp. 110-111

Tous les hommes ont peur de moi. Enfin, presque tous. Je suis pour eux Circé, Dalila, le serpent. Ils se méfient avant d’aimer.

Ibid., p. 145

En Inde un maharadja promet à Cléo de lui faire parvenir un serpent : 

– Soit. Je vous expédierai à Paris un serpent rare de ma collection personnelle. Mais il faut que le chirurgien de la Cour lui ôte d’abord sa poche à venin. Vous pourrez ainsi jouer sans danger à la dompteuse.
– J’aime le danger et je déteste le mensonge.
– Ma chère Cléo, si vous hébergez dans votre appartement un serpent-minute avec venin et dents, je ne viendrai jamais vous voir.

Ibid., p. 110

Plus tard, ce serpent meurt et l’on peut se demander si Maryse Choisy n’a pas réellement vécu ces circonstances :

A son petit serpent-minute, ça n’avait pas réussi d’être libre. Depuis que Jean ne pouvait plus venir à l’improviste, elle l’avait laissé libre de jouer où le menait son plaisir. Se glisser ainsi à travers les courants d’air, était-ce prudent ? Le bijou vivant des climats chauds prit froid. Le vétérinaire de Paris n’était pas très versé dans les maladies des bêtes hindoues. Il fit une piqûre au serpent. Le petit serpent s’endormit pour toujours dans les bras de Cléo.
Un homme qui s’en va… N’avait-elle pas à côté d’elle d’autres hommes, plus intéressants, plus virils ? Mais comment se consoler d’un animal sauvage qui vous embrassait avec ferveur et qui ne respire plus ? Elle n’avait pas honte d’avoir des yeux humides quand elle regardait le Maharadja de Jeïdpur.
– J’ai beaucoup de peine. Le petit serpent-minute que vous m’avez si gentiment envoyé est mort.
– A cause de son amour pour vous il sera femme dans sa prochaine incarnation.
– Je ne le verrai pas et j’ai de la peine quand même.
– C’est le destin. Quand on enlève leur poche à venin, les serpents ne vivent pas longtemps.
– Alors que ne me l’avez-vous donné au naturel. Je préfère le risque à la tristesse.
– C’est très, très dangereux, un serpent-minute.
– Vous vous rappelez ce que vous a dit votre charmeur de cobras ? Les serpents ne me mordront pas. Qui n’a pas une seule pensée de haine pendant douze ans verra les tigres se coucher à ses pieds et les bêtes les plus féroces ne lui feront aucun mal.

Ibid., pp. 329-330

Finalement, Cléo aura un serpent-minute avec venin, qui lui servira à tenter un crime parfait.

Autant qu’en ses romans, le serpent est aussi extrêmement présent dans ces essais : « Sur le serpent mes études sont aussi anciennes (1945) et aussi nombreuses que mes pages consacrées aux symboles et aux mythes. » (…Mais la terre est sacrée, 1968, p. 118).

Ainsi, dans Yogas et psychanalyse (1949), un chapitre est-il consacré à « L’archétype du serpent-satan » (pp. 153-169)[2] :

le serpent est un symbole riche de sens. Pour les Freudiens de la vieille école, il est un signe phallique. Il est cela, bien sûr. Et il est beaucoup plus que ça, chez les Anciens. C’est tout l’enfer de la matière grouillante. C’est toute la chute d’une âme dans la boue. C’est la concupiscence. C’est l’orgueil. C’est la désobéissance à la loi naturelle et surnaturelle. Ce n’est pas par hasard qu’il y a « du venin et de la liqueur de la mortalité » dans les principes nadis. Et l’on comprend enfin pourquoi le yoga sans maître est dangereux. Il est dangereux de jouer avec la « puissance du serpent » qui est en nous… Ou alors il faut savoir, comme Çiva, « boire le poison que le serpent crachera forcément à un moment donné, et sans être affectés, suivre calmement la voie spirituelle pour obtenir enfin le nectar qui seul peut nous rendre immortels et bienheureux ». (SVÂMI YATISVARÂNANDA, La symbolique hindoue, p. 51.) Ou encore, pour revenir à notre grande tradition catholique, il faut comme la Sainte Vierge, mettre le pied sur la tête du serpent. En réalité le serpent est un symbole ambivalent parce qu’il est le symbole de la sublimation elle-même.

Mentionnons également deux chapitres de …Mais la terre est sacrée (1968, pp. 118-123), « Le serpent et la lumière cohérente » et « Le champ de forces de la kundalini ».

Enfin, en 1974, Maryse Choisy consacre le colloque annuel de l’Alliance Mondiale des Religions au thème du serpent. Pour la circonstance, sa « Présentation du thème du serpent » est la reprise de ce qu’elle écrivait déjà dans …Mais la terre est sacrée.
Dans l’une des discussions suivant les interventions du colloque, Maryse Choisy revient sur le serpent Jo de sa jeunesse :

Quand j’étais très jeune et que je fréquentais les salons littéraires, notamment celui du Mercure de France, il y avait les mardis de Rachilde. Quelques-uns d’entre vous, peut-être, s’en souviendront. Il y avait des gens très amusants : Paul Valéry, Henri de Régnier, etc. J’avais autour du cou un petit serpent, un petit orvet italien. Oh, vous savez, un orvet, ce n’est pas méchant, ça ne ferait pas de mal à une mouche. Il était autour de mon cou, il était endormi, il ne bougeait pas. J’arrivais au thé. Les gens croyaient que c’était un faux serpent, que c’était un bijou, alors ils s’approchaient, puis ils se mettaient à le caresser. Quand on le touchait, le serpent voulait savoir de quoi il s’agissait. Alors, il faisait cette chose qui est normale pour un serpent, il sortait une petite langue fourchue pour savoir où il en était, c’était un moyen d’orientation, en fait il voulait s’orienter. Il y a eu des évanouissements en série au Mercure de France. Finalement, Rachilde m’a dit : « Oh, n’amène plus ton serpent. On est ennuyé ici. Il faut soigner les vapeurs des gens. » Eh bien, ça n’a jamais raté. J’aurais pu amener, j’ai amené ma lionne – j’ai eu une lionne apprivoisée, j’ai eu toutes sortes d’animaux. Eh bien ! la lionne ne faisait pas cet effet-là. Pourtant, elle était dangereuse, elle pouvait être dangereuse. Quand j’amenais ma lionne, on ne disait rien. On disait : « C’est un grand chien, c’est rien. » On ne la caressait pas tout de même, mais enfin… Tandis que ce petit bout de serpent, tout à fait innocent, avait causé des évanouissements en série. On ne disait pas : « Ce n’est rien », seulement, c’était plus symbolique parce que ça bougeait. Je voudrais savoir pourquoi ce rapport psychologiquement ou métaphysiquement – métaphysiquement évidemment, on nous l’expliquera – pourquoi ce rapport terrifié de l’homme devant le serpent, ce rapport de l’homme avec le serpent.

Et le serpent se mord la queue.

 

[1] Ce paragraphe se trouve également, avec quelques variantes, dans Le Vache à l’âme, p. 192. Maryse Choisy inaugure là une longue pratique de l’auto-plagiat.

[2] Ce chapitre, écrit entre 1943 et 1945, est repris intégralement pour constituer « L’archétype des trois S : Satan, Serpent, Scorpion », in Satan (Etudes carmélitaines, Desclée de Brouwer, 1948, pp. 442-451) ; on en retrouve également certaines parties dans le chapitre « Le serpent » de L’Être et le Silence (1965 ; pp. 270-273).

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