Présentation du thème du serpent

Communication de Maryse Choisy au neuvième colloque de l’A.M.R. sur « Le serpent et ses symboles » (14-15 décembre 1974) :

[note : dans cette communication, Maryse Choisy reprend en grande partie les chapitres « Le serpent et la lumière cohérente » et « Le champ de forces de la kundalini », de Mais la terre est sacrée, (pp. 118-123), y compris les passages qu’elle y citait de Marcel Moreau (La Tradition celtique dans l’art roman), mais cette fois-ci sans signaler sa source : nous les faisons apparaître en gras)

PRÉSENTATION DU THÈME DU SERPENT

Le serpent est un thème très riche, trop riche peut-être… Même les psychanalystes ne sont pas toujours d’accord sur sa signification quand ils le rencontrent dans les rêves de leurs patients. J’ignore quel sens le Dr. Stévenin lui donnera dans les cas cliniques qu’il décrira demain.
Pour cerner les débats qui suivront, je voudrais énumérer toutes les ambivalences qui s’attachent à la notion même de serpent.

1. L’ambivalence de polarité.

Le serpent est-il masculin ou féminin ?
Plusieurs fois dans l’Évangile, quand il s’adresse aux Pharisiens, Jésus dit : « Race de vipères ».
Flüsser, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, m’a expliqué que
vipère, dans ce cas, n’était pas tellement une injure – comme la « vipère lubrique » russe – mais plutôt une manière d’indiquer que ces gens descendaient de l’adultère d’Ève avec le Serpent.
Sur cette interprétation, le père Michel Sales et M. le pasteur Lods seront-ils d’accord ? Et je voudrais avoir aussi l’avis de M. Raphaël Cohen. Pour cela, il nous faudra attendre car, comme chaque année, M. Cohen parlera seulement demain dimanche. Un juif pieux ne se déplace pas le samedi.
Phallocratique aussi me parut l’interprétation classique des freudiens. Plus souvent lové que dressé, le serpent. Dans le mythe persan, Meschia, le premier homme, à l’heure du désir, appelle sa femme Meschiane, et lui dit : « Laisse-moi voir ton serpent parce que le mien s’élève puissamment. » Ainsi le serpent désigne l’organe sexuel aussi bien féminin que masculin.
En outre, le serpent habite en milieu humide. Il fait partie de ce complexe marécageux que, selon Bachofen, les religions patriarcales attribuent aux déesses chthoniennes. La Grande Mère de la protohistoire était adorée sous l’aspect d’un serpent.
Demain, M. Cohen nous montrera le sens qu’il faut donner au serpent qui avale Moïse au moment même que Dieu lui montre toute sa confiance. Le séjour dans le ventre du serpent ne représente-t-il pas la renaissance dans l’utérus ? Ce n’est qu’après avoir reçu l’initiation des Mères que Moïse peut fonder le patriarcat spirituel.
Par son habitat en milieu humide, par l’angoisse qui s’y rattache, il est le symbole du vagin denté et non pas du phallus, comme l’ont cru freudiens et jungiens primaires. Il garde toute son ambivalence. L’utérus peut tuer, mais l’utérus fait naître ou renaître. Qui a maîtrisé le poison du serpent, peut en distiller la liqueur.
Quand il est roi d’Ethiopie, lors de ses années d’apprentissage de chevalier, Moïse vainc les reptiles par les cigognes. Comme la symbolique hébraïque du serpent se rapproche étrangement de la tradition indique et orphique ! Le signe du serpent (
Nahash) devient, renversé, le pectoral (Hashen) du Grand Prêtre (Ers = er).
Ainsi dans l’épisode de la circoncision par la femme, le serpent qui avale Moïse ajouter une dimension.
Moïse veut aboutir à un dieu au-delà de la division en sexes. Un dieu homme ou femme est incomplet. Il ne saurait être le
seul dieu. La polarité appartient au manifesté. L’Absolu n’a ni manque ni désir.

2. Ambivalence supérieur-inférieur.

Si dans le mythe persan le premier homme peut dire à la première femme : « Laisse-moi voir ton serpent parce que mon serpent s’élève puissamment », si nous trouvons ce symbole dans beaucoup de situations dynamiques, n’est-ce pas parce qu’il représente la libido, c’est-à-dire, au sens freudien, la force de Vie.
Quelle vie ? Inférieure ou supérieure ? Nombreux sont les héros et les saints qui terrassent le serpent ou le dragon. Ils se battent contre la nuit pulsionnelle des instincts.
Pour C. G. Jung (et dans
L’Homme à la recherche de son âme il donne plusieurs cas cliniques à l’appui de sa thèse), le serpent représente à la fois, par son apparition dans l’histoire des espèces et par sa structure, le psychisme spinal, c’est-à-dire la moelle épinière jusqu’au cervelet. Il s’agit, comme on voit, de l’intelligence inférieure. Je ne m’attarderai pas sur ce sujet, car le Dr. Larcher le traitera demain pour notre joie à tous.
Ceci nous amène à notre
troisième – la plus importante de toutes – notre troisième ambivalence : le bien et le mal, la lumière et la nuit.

3. Le serpent est-il ange ou diable ?

Les scientifiques sont, comme vous le savez, de fondation à l’Alliance. Le professeur Chauchard est le cerveau de nos colloques.
Cette année, à côté des biologistes, des psychiatres, des physiciens, nous avons dû faire une large place aux ethnographes. Tout cela à cause de cette troisième ambivalence.
Nous avons voulu savoir quelle importance le serpent avait pour ces civilisations dites mortes et qui survivent dans notre inconscient et notre culture chrétienne aux arrière-fonds païens. Le caducée de nos médecins est grec. Peut-être remonte-t-il aux représentations de la Kundalini tantrique avec ses nadis qui se croisent aux centres subtils.
Dans toutes les religions pré-chrétiennes, le serpent reste le grand symbole de la présence divine. S’il entoure le pschent, c’est pour désigner le
mana des pharaons. La tradition ne représente-t-elle pas la lumière par un serpent se mouvant sur les eaux ? D’après Strabon, les druides ont caché leur plus grand secret sous ce symbole. Le serpent figure sur beaucoup de monuments mégalithiques. A Gawrinis, un  des plus vieux sanctuaires du Morbihan, plusieurs serpents sont gravés sur les pierres. Dans la commune de Plougoumélen, à l’entrée du tumulus de Pornic, l’allée couverte du Rocher a la forme exacte d’un serpent avec sa tête et son tracé ondulatoire.
L’expression la plus curieuse, montrant ce don d’offrande de la terre vers le ciel, et symbolisant le mieux les attributions du
Nwywre, se trouve sur le menhir du Manio à Carnac. Sa pointe est enfoncée dans la terre, elle est entourée de serpents gravés qui se dressent le long de ses parois, de bas en haut, et semblent soutenir ce jet de pierre de plus de quatre mètres de haut comme une offrande tendue vers le ciel.
Le serpent a connu dans l’art irlandais une faveur surprenante. Sa persistance est si frappante qu’on soupçonne à sa base quelque mythe perdu, obstiné à survivre en plein art chrétien. Il se trouve à chaque page dans le Livre de Kells.
Tous les celtisants sont d’accord pour voir dans le serpent le concept de « lumière créatrice de vie sous l’influence du Verbe, connu des druides et révélé plus tard par saint Jean. Cette vérité symbolisée par le Nwywre, représenté par le serpent et le dragon, n’était pas autre chose que les rapports visibles entre l’Esprit et la Matière, entre Dieu et le monde des hommes ».
Apollodore dit que la bave du serpent permet de comprendre le langage des oiseaux. N’est-ce pas l’aventure de Siegfried ? Une épée plongée dans le sang du dra&gon devient
lumineuse.
Chez les Mayas Quichès, en Amérique pré-colombienne, le serpent porte deux plumes sur la tête, il s’enroule autour d’un arbre comme dans la Genèse. Chez les Quichès, Cihua-Cohual est la mère de deux serpents jumeaux enroulés autour d’un bâton rappelant le caducée d’Hermès. Le Popol-Vuh, leur livre traditionnel, nous apprend qu’à la Création le serpent était sur l’eau comme la lumière vivante. Son nom primitif était Kan ou Gan. Le culte du serpent est toujours pratiqué en Amérique où il a encore de nombreux adeptes.
Il décore les vases de l’île de Crète, nous connaissons Zagreus-Dionysos, il apparaît dans les
Mystères d’Eleusis, rappelant la coupe de saint Jean et celle brisée de saint Benoît. Dans le culte de Mithra, il est aux côtés du taureau.
En Grèce, l’arc-en-ciel était représenté par trois serpents bleus qui symbolisaient la plus pure expression de la lumière.
Jacques d’Arès nous dira tout à l’heure le sens qu’il attribue aux serpents que Hera envoya à Héraclès et que l’enfant étouffa.
Dans tous ces mythes, quel est le dénominateur commun ? La lumière créatrice de vie.
Le christianisme primitif, si savant en matière de symboles, comment n’eût-il pas accueilli le serpent ? D’où vient alors son ambivalence ?
D’une part, le serpent est le diable, le mal contre lequel lutte saint Georges (qui n’a jamais existé). Il s’agit de l’Eglise conquérante, en guerre contre les dieux païens.
D’autre part, le christianisme finit par intégrer tout ce que le mystique avant lui a vécu. Le serpent représente sa valeur dans l’architecture et l’iconographie du Moyen Âge.
Le serpent qui sort de la coupe de saint Jean n’est pas le poison. Il est la lumière créatrice de Vie par l’intermédiaire du Verbe. La coupe représente le cœur et le serpent, la lumière nouvelle venue de Dieu.
Enfin
quatrième – et dernière ambivalence :

4. Statique et dynamique.

Celle-là, c’est surtout le professeur Chandra qui devra la résoudre. Car elle concerne en premier lieu la Kundalini.
La notion de Kundalini n’est pas plus étrange que le postulat de l’influx nerveux. La plupart des physiologistes l’acceptent aujourd’hui sans l’avoir jamais vu, même au microscope électronique.
Plus compliquées pourtant, les implications dynamiques de la Kundalini. Pendant que le serpent se dresse pour percer les chakras, le serpent lové à la base de la colonne vertébrale ne bouge pas. On songe d’abord à une étincelle issue d’une machine électromagnétique surchargée. Cela ne rappelle-t-il pas aussi la sphéricité de l’onde de restitution transmise à l’onde diffractée des hologrammes ? Sans doute est-ce là une des meilleures analogies physiques de la notion que nous essayons de cerner. Dans son premier centre, la Kundalini est tout entière à l’état de monade ou de germe : c’est pourquoi elle est enroulée. Tout entière aussi, sous une forme essentiellement dynamique, image dressée du Serpent Éternel, est la Kundalini qui court le long de la moelle épinière. Les tantriques citent souvent ce vers célèbre des Upanishads : « Le Tout (
Pûrna) est ôté du Tout et pourtant le Tout demeure. »
Le Tout ? Nous sortons de l’influx nerveux pour bondir dans la Weltanschauung du Vedanta. Ne nous étonnons pas que Kundalini bouge et ne bouge pas. Dans le corps, elle représente la plus grande déesse cosmique. Kundalini n’est autre que Shakti. Elle est comme Marie pour le chrétien, son introductrice auprès du Seigneur.
Je regrette l’absence du Pende Rinpoche, qui est à Évreux. Car il y a une différence de taille entre le tantrisme tibétain et le tantrisme du Bengale. Shakti veut dire épouse d’une dieu et aussi force. Le dieu pense mais il ne peut rien sans la force de Son Épouse. Pour les Tibétains, c’est la déesse qui pense et qui  conçoit, mais elle ne peut rien sans la force de Dieu. J’aime mieux que le professeur Chandra traite cette énigme.

5. Sublimation et synthèse.

Tout cela n’est pas insoluble. On peut intégrer les ambivalences dans une bonne sublimation. Je ne donne pas tout à fait à sublimation le sens trop restreint de Freud mais le sens plus large de métanoïa, de métamorphose.
Ou, si vous préférez la dialectique de Hegel, nous chercherons ensemble la synthèse de toutes ces thèses et antithèses présentées.
J’ai voulu simplement mettre en garde contre les difficultés de notre sujet. Merci de m’avoir écoutée.
Comment vous dire tout le bien que je pense du P. Michel Sales sans le faire rougir.
Je lui suis très reconnaissante d’avoir bien voulu remplacer le cardinal Danielou pour parler d’un thème qu’il n’a pas choisi.
Je demeure très sereine. Le P. Sales a l’érudition et la finesse d’esprit nécessaire pour cette lourde tâche et aussi la jeunesse pour remettre un peu de sang neuf dans notre vieille Alliance.

Hommage au cardinal Danielou

Communication de Maryse Choisy au neuvième colloque de l’A.M.R. sur « Le serpent et ses symboles » (14-15 décembre 1974) :

HOMMAGE AU CARDINAL DANIELOU

Il m’échoit donc, pour la neuvième fois, le périlleux honneur de donner le départ à nos entretiens spirituels.
La date et le sujet du présent colloque ont été choisis par le cardinal Danielou, en accord avec moi, quelques semaines avant sa mort. Il en parle même dans ses Mémoires posthumes, qui viennent de paraître. L’Alliance Mondiale des Religions a voulu respecter son désir.
Dès la création de l’Alliance Mondiale des Religions, le cardinal Danielou a été avec nous. J’avais participé au premier congrès mondial de la
World Fellowship of Religions à Delhi en 1965 et, en dehors de moi et d’un observateur de Rome (que nous appelions l’œil de Moscou), il n’y avait pas de représentation catholique. J’ai pensé que c’était à la France, fille aînée de l’Église, de créer l’équivalent à Paris, et de rendre l’invitation aux Anglo-saxons et aux Asiatiques.
Dès mon retour, je tâchai de mettre sur pied notre organisation.
Jean Danielou, qui n’était pas encore cardinal, se trouvait à Rome comme expert au deuxième concile du Vatican. Je lui écrivis. Avec cet enthousiasme et ce courage de jeune homme qu’il a conservés jusqu’à la fin de sa vie, il me répondit par retour : « Oui, bonne idée. » Sa participation active ne s’est jamais démentie. Il nous a soutenu sans réserve dans les difficultés du début.
Au premier congrès qui se tint à Paris, nous reçûmes à la fois un télégramme de Sa Sainteté le Dalaï Lama, et un télégramme de son Éminence le cardinal Marella, qui avait la charge du secrétariat pour les non-chrétiens et qui représentait ainsi officiellement le Vatican. De l’Inde, nous parvint aussi le télégramme de Sant Kirpal Singh Ji Maharadj (décédé le 21 août de cette année). Sant Kirpal Singh avait été reçu en audience par S.S. Paul VI.
Dès l’origine, nous avons pensé que l’Alliance Mondiale des Religions, dans un pays aussi « cartésien » que la France, devait se distinguer de tous les autres rapprochement œcuméniques par le fait que les scientifiques figureraient à part entière à côté des théologiens. Je salue avec attendrissement le professeur Chauchard et le docteur Larcher, qui sont avec nous de fondation.
Après notre grand congrès de 1966, où l’on énonça des thèmes généraux, comme dans tous les congrès de ce genre, le comité exécutif a estimé qu’il serait plus profitable, intellectuellement et spirituellement, de consacrer chaque année une table ronde à un sujet qu’on pourrait alors analyser en profondeur. Ainsi nous avons tenu en janvier 1967 un colloque sur
La survie après la Mort. En 1968, le colloque sur Anges, démons, et êtres intermédiaires fut inauguré par le professeur Etienne Souriau. En 1969 : Les Rêves. En 1970 : Les Apocalypses. En 1971 : La signification des Rites. En 1972 : Les Lieux Sacrés. En 1973, ce fut le colloque Tradition et Critique auquel prit part Maurice Druon.
Avant d’aborder notre thème, je tiens à rendre hommage à celui qui fut toujours avec nous.

Où sont les lieux sacrés ?

Communication de Maryse Choisy au septième colloque de l’A.M.R. consacré au « Lieux sacrés » (8-9 janvier 1972) :

OÙ SONT LES LIEUX SACRÉS ?

Monsieur le Cardinal, Mesdames, Messieurs, mes chers amis,
Ce septième colloque de l’Alliance Mondiale des Religions, que j’ai la charge de présider, c’est notre Président d’Honneur, Monsieur le Cardinal Danielou, qui en a suggéré le thème. Comme d’habitude, ce thème va droit à l’essentiel.
Plus on réfléchit sur le phénomène des lieux sacrés, plus les questions accourent de toute part. Ces questions, je me contenterai de les poser aussi clairement que possible… Je ne vous jure pas que je trouverai les réponses.

LES QUESTIONS

Naturellement, je pense que beaucoup d’entre vous aimeraient avoir une définition du sacré. C’est déjà assez difficile. Je me permettrai, mon cher Cardinal, de citer l’excellente formule que vous avez donnée ici même il y a quelque temps. Vous êtes parti de l’étude phénoménologique et de l’expérience du sacré. Car le sacré est avant tout une expérience.
« Le sacré, avez-vous dit, est d’abord l’expression de la densité existentielle du transcendant, l’expression d’une densité d’être. L’invisibilité du transcendant n’est pas du tout l’expression d’une absence d’existence, elle est l’expression d’une intensité trop grande d’existence. On ne voit pas Dieu, non pas parce qu’il n’existe pas, mais parce qu’il existe trop. »

LES CORRESPONDANCES

J’ouvre ici une parenthèse sur nos méthodes de travail. Vous savez que l’Alliance Mondiale des Religions n’est pas seulement un lieu de rassemblement pour les représentants de toutes les religions. D’autres groupements ont tenté, comme nous, ce rapprochement œcuménique au sens large. Ce qui nous caractérise, nous, c’est la confrontation des spirituels et des scientifiques. Je le dis surtout pour ceux qui assistent à notre colloque pour la première fois.
Tout de suite, je tiens à prévenir un malentendu. Qu’on ne nous taxe pas de matérialisme parce que nous désirons montrer que la plupart des expériences spirituelles authentiques trouvent leur écho dans un domaine scientifique.
Il en va ici comme pour les mythes. Certains sont vrais, non seulement au plan mythique, mais aussi au plan historique et ontologique. Au théologien de faire la distinction. Le psychologue, lui, n’examine que la vérité mythique. Cette vérité-là se mesure à la capacité dynamique du mythe. Peut-il intégrer ou désintégrer une âme ? Peut-il établir le contact avec le transcendant ? Peut-il fonder la paix entre les peuples ?
En ce sens, tous les mythes sont vrais. Peu m’importe de savoir si Œdipe et Jocaste sont sortis de l’imagination populaire ou sophoclienne, ou s’ils ont bu ou mangé comme vous et moi. Par cette résonance qu’ils trouvent en nous, ils ont plus de réalité universelle que Mr et Mme Dupont en chair et en os à qui je dis bonjour chez l’épicier. Ici, l’existence est en quelque sorte surdétermination (surtout ne m’accusez pas de docétisme). Plus un symbole de rêve est important, plus il est surdéterminé à la fois dans les souvenirs refoulés de l’enfance, dans l’inconscient archaïque et dans les événements actuels. De même, plus un mythe est vrai, plus il a de significations.
Toutes les références à la linguistique, au cycle solaire, à la météorologie, aux rites de fertilisation, au contenu sexuel, aux lois cosmiques, aux découvertes scientifiques, sont vraies en elles-mêmes. Elles deviennent puériles dès quelles se prétendent arguments contre l’historicité. Elles ne la prouvent ni ne la détruisent. Il est absurde de nier la vie d’un saint sous prétexte que sa date de naissance « colle » trop bien avec une réalité d’ordre astronomique ou géographique. Du moment qu’un mythe est surdéterminé en raison directe de sa valeur, on conçoit que le transcendant se donne les gants de réunir un maximum de réalités. Tout est possible à l’omnipuissance, même l’existence. L’Absolu doit être une réalité dynamique, une réalité intérieure, une réalité psychologique en même temps qu’une réalité physique.

QU’EST-CE QU’UN LIEU SACRÉ ?
L’EXPÉRIENCE.

La première question qui se pose est : « Qu’est-ce qu’un lieu sacré ? »
C’est d’abord un endroit où l’homme ordinaire est saisi par… ici je vais employer le mot anglais
awe parce qu’il me semble que dans une syllabe (qui sonne comme une onomatopée), il dit ce que nous ne pouvons dire en français que par un assemblage de mots tels que : terreur devant l’insolite et, en même temps, vénération. Nous sommes devant quelque chose de mystérieux, quelque chose qui nous dépasse, et souvent nous écrase. Un être extrêmement sensible – un médium par exemple – éprouvera des impressions particulières. Il s’agit de phénomènes sensoriels : chaleurs et picotements sur la peau, comme au passage d’un courant électrique, musique intérieure, luminosité. Je rappelle ici l’expérience personnelle qu’André Frossard a eue dans une église, et qu’il a rapportée dans son livre Dieu existe, je l’ai rencontré. Cette expérience n’est pas exceptionnelle, elle est même classique dans certains exercices spirituels hindous ou tibétains, et je crois qu’il y a quelque chose d’analogue dans l’hésychasme byzantin. Mr. Olivier Clément pourrait nous éclairer sur ce point.
Une question essentielle se pose ici. Une personne du type très sensible que nous venons de décrire, qui se trouverait dans un lieu sacré
sans savoir que c’est un lieu sacré, aurait-elle, oui ou non, des perceptions de ce genre ? Ce serait là, à mon avis, une expérience cruciale. Si oui, on aurait la confirmation que le caractère sacré d’un lieu n’est pas un produit de l’imagination ni même un effet de suggestion de quelque propagande cléricale. On constaterait qu’il existe un stimulus physique auquel le sujet donne une réponse.
La deuxième question est de savoir
si le lieu sacré préexiste à l’homme ou si c’est un groupe d’hommes qui l’ont créé par leur foi et les prières accumulées au fil des générations. La différence n’est pas aussi brutale que ma formule maladroite semble l’indiquer. Il est évident qu’une église ou un temple sont construits par des architectes, alors que les montagnes ont précédé les primates.
Est-ce pur hasard que des croyants pourtant ennemis élèvent des temples sur le même emplacement où avant leur victoire était célébré un culte en l’honneur d’autres dieux ? En Europe Orientale et en Asie Mineure, une basilique chrétienne fut bâtie sur les fondations de quelque temple d’Aphrodite ou de Zeus. Puis les conquérants arabes ont détruit la basilique et mis une mosquée sur ses ruines. Les Croisés leur ont rendu la politesse. Là où fut la mosquée, il y a maintenant une église. Mr. Jacques Mauduit nous dira tout à l’heure qu’
avant le temple de Zeus il y eut au même endroit, dans les temps préhistoriques, une caverne sacrée où quelque chaman pratiquait déjà des rites religieux aujourd’hui oubliés.
En France même, on a remarqué que le culte de la Vierge est particulièrement florissant dans les régions où il y eut jadis des collèges de druides et que les grandes églises dédiées à Notre Dame s’inscrivent dans un triangle où fut adorée jadis la
Magna Mater. A Carnutum (le nom latin de Chartres), il y eut longtemps avant l’ère chrétienne, la tradition de la Vierge-qui-doit-enfanter. Cette préfiguration est émouvante.
En Vendée, je connais un petit village qui s’appelle Saint-Denis-Les-Pins. Il n’y a pas de pins à cent lieues à la ronde. Quand on se souvient que Denis dérive de Dyonisos et que le pin fut consacré à ce dieu grec, cela vous laisse rêveur.
La troisième question ou plutôt la chaîne de questions – que nous pouvons poser maintenant est :
pourquoi un lieu est-il sacré ? N’y a-t-il qu’une cause ? Ou bien y a-t-il plusieurs causes qui se rencontrent ? Y a-t-il alors un jeu de surdétermination ? Le lieu sacré est-il une donnée naturelle ou surnaturelle ? Et pourquoi pas les deux ? Comme je l’ai dit pour les mythes, toute perfection implique des correspondances de bas en haut de l’échelle. Qu’un seul boulon manque et tout est bouleversé.
Le lieu sacré dépend-il de ses proportions ? Les mathématiques nous livreront-elles son secret ? S’agit-il d’une configuration originelle ?
Un lieu est-il sacré parce que des événements historiques s’y déroulèrent ? (Exemples : Jérusalem, La Mecque, Rome.) Ou bien l’était-il déjà et c’est parce qu’il l’était précisément qu’un drame cosmique s’y joua ? Ou bien au départ quelque saint – cet excellent pipe-line du divin – y déposa-t-il cette force d’adoration, renouvelée continuellement par les prières des dévots ?

NOMBRE D’OR

Le lieu sacré par excellence est une église, un temple, une synagogue, une mosquée, une pagode, un monastère. Toutes les conditions du lieu sacré y sont en général réunies.
La maison de Dieu est un
yantra ou un mandala. Le yantra pour les Hindous, c’est une image sur laquelle l’esprit s’est fixé. Dans son usage populaire, c’est un talisman, un pentacle. Mais, comme l’a dit le Professeur Masson-Oursel, le pentacle est le raccourci d’un système, le système du monde dont le déchiffrement équivaut au salut. La différence entre un mandala et un yantra, c’est qu’un mandala s’emploie pour n’importe quelle divinité, tandis qu’un yantra est établi pour une divinité particulière.
Selon les Hindous, c’est une figure géométrique faite pour former un champ électromagnétique d’une grande puissance. Et cela, mon cher Cardinal, votre frère Alain l’a montré très brillamment dans un de ses livres. Les mathématiciens hindous s’y prennent à la manière de nos propres physiciens quand ils construisent une pile atomique. C’est par sa structure que le temple condense l’énergie cosmique et la fait rayonner ensuite sur les fidèles.
Nous retrouvons d’ailleurs le même souci de proportions dans la Bible. Je me contenterai de vous rappeler les mesures données pour l’Arche d’Alliance. C’est un lieu tellement sacré que tout homme indigne qui y pénétrait était foudroyé sur l’heure. Souvenez-vous aussi des mathématiques savantes qui sont à la base du temple de Salomon et de la Mer d’Airain.
Il est probable que les bâtisseurs des cathédrales s’inspirèrent des mêmes principes. Voilà pourquoi ils ont pu transmettre jusqu’à nos jours une haute initiation. Et ce secret géométrique de la maçonnerie, j’espère que le Professeur Guillemain nous en donnera quelque idée.
Je souligne cependant qu’un autre élément s’ajoute pour créer le sacré dans les églises catholiques et orthodoxes. Ce sont les reliques des saints qu’on y cache. Cela n’est plus de la mathématique, mais une tentative de transmettre la force originelle que le pipeline de Dieu y déposa.
A l’origine, l’architecture fut une science sacrée, peut-être même la plus sacrée de toutes.
Avant de devenir formule esthétique, le nombre d’or est d’abord la clé d’un champ de forces.

LA MONTAGNE

Sur chaque montagne inaccessible que Dieu fit (et en Grèce, par exemple, il ne fit que cela), il y a un monastère somptueux ou au moins une chapelle. Les temples sont bâtis sur le point culminant, difficile, pénible même pour un mulet. Ils sont comme une excroissance du sol, une nécessité née du rocher. Et cela reste vrai depuis le Parthénon jusqu’au Mont Athos, depuis le Mont Merou jusqu’au Mont Saint-Michel. C’est sur le Sinaï que l’Eternel donna les Tables de la Loi à Moïse. Le Professeur Baruk en parlera sûrement.
Enfin, je souligne que tout le Tibet sacré est en lui-même une chaîne de montagnes. C’est le Toit du Monde. Dois-je rappeler aussi que le Christ fit un sermon sur la Montagne, fut tenté par le diable sur un sommet, pria sur le Mont des Oliviers et fut crucifié sur le Golgotha ?
Voyons maintenant les correspondances.
Non, je ne veux pas parler seulement de l’air qui purifie les poumons. Tournons-nous plutôt du côté des atomistes. Il me paraît très instructif qu’avant les techniques modernes, quand les physiciens voulaient faire une expérience sur les particules, ils allaient sur les très hautes montagnes, y installaient leurs instruments et, en attendant que les phénomènes se produisent, faisaient du ski. C’est ainsi qu’avant la guerre, on rencontrait beaucoup de physiciens aux sports d’hiver. Nous sommes ici en pleine étude des champs de forces. Voilà encore qui va dans le sens de mon hypothèse. Le sacré correspond à un champ de forces, peut-être pas nécessairement électromagnétiques.

LES FLEUVES

Les montagnes ne sont pas les seuls lieux sacrés. Il y a aussi les fleuves. En Inde, tous les fleuves sont sacrés. Le Gange est le plus connu. Personne n’ignore les lieux sacrés de Bénarès, de Hardwar et, plus haut, de Rishikesh, qui signifie la vallée des Saints. Passe encore pour Rishikesh, tout proche de la source qui descend, très pure, des Himalayas. Mais à Bénarès, le Gange, à première vue, est sale. Il reçoit des cadavres. Tout le monde s’y baigne. Les femmes du peuple y lavent leur linge. Elles n’emploient pas de lessive industrielle, il est vrai, et il n’y a pas d’usines. Tout de même, pour les hygiénistes, le Gange à Bénarès est sale. Pourtant, vous pouvez recueillir de l’eau dans un flacon. Ouvrez-le dix ans plus tard et l’eau n’est pas troublée.
Des chimistes curieux, intrigués par cette propriété, ont fait l’analyse de l’eau du Gange à Bénarès. Ils y ont trouvé un désinfectant naturel, encore plus puissant que celui de l’eau de mer. Ces savants-là étaient matérialistes (il y en a même en Inde). Ils croient tout expliquer par cette analyse. Alors, moi, je pose toujours la même question : pourquoi cette composition chimique se trouve-t-elle dans l’eau de Bénarès et pas ailleurs ? N’y a-t-il pas là une confusion de causes et d’effets ? J’en reviens à mon hypothèse des correspondances.
Il y a d’autres fleuves sacrés, moins nombreux que les montagnes. Le Jourdain, par exemple. En Europe, tout le monde connaît le Rhin des anciens Germains et la légende des Niebelungen. Je nommerai aussi certains lacs d’Irlande et d’Ecosse où dansent les fées.

CAVERNES

Parmi d’autres lieux sacrés, il faut citer les cavernes. Dans ce domaine, Jacques Mauduit vous en dira beaucoup plus long que moi.
Je me borne à signaler que la caverne symbolisait le royaume souterrain des morts. Les initiations des mystères grecs se donnaient dans les cavernes. Les tragédies s’y jouaient. On peut voir encore aujourd’hui la caverne d’Eleusis.
C’est aussi dans les cavernes qu’ont lieu les guérisons miraculeuses.
Comme toujours, le corps médical est brillamment représenté à cette table ronde. Je suis vraiment heureuse de saluer ici le Professeur Chauchard qui, depuis nos débuts, est le pilier sacré de nos discussions, et aussi notre ami des premiers jours, le Docteur Larcher qui nous parlera des guérisons de Lourdes.

LES BOIS SACRÉS

La forêt est un lieu où les êtres les moins sensibles éprouvent ce sentiment d’awe, d’angoisse mystérieuse que j’ai décrit tout à l’heure. Le bois sacré est parmi les premiers temples de l’homme. Tout le monde connaît le bois sacré d’Œdipe, à Colone, où la foudre de Jupiter vient le tuer et l’immortaliser à la fois. Des anthropologues, surtout ceux qui, comme Darwin, croient que l’homme descend du singe, ont situé le berceau de l’humanité dans l’épaisse forêt. Le climat semi-tropical a donné à l’homme nu et faible sa chance de se nourrir, sa chance de survivre.
Au creux d’une forêt, il n’y a de sécurité que sur l’arbre. Le premier espace vital des primates est l’arbre. Partout, depuis les mythes hindous ou celtiques, nous trouvons un arbre sacré. Dieu punit Adam, Eve et le Serpent, mais il n’adressa pas un seul reproche à l’arbre. Le personnage essentiel de l’Eden est l’arbre.
Dans le souvenir des premiers hommes, la mère était liée à l’arbre. La mère était l’arbre. L’identification dut se faire très tôt. L’arbre fut doté des vertus de la mère et de ses pouvoirs. L’expérience des enfants et des primitifs nous a familiarisés avec cette pensée irrationnelle. Au demeurant, l’arbre s’y prête. Par ses branches, il protège. Il nourrit par ses fruits. Quand on s’est mis à faire paître les troupeaux, alors seulement on s’est procuré d’autres aliments. La mère a perdu son importance exceptionnelle. Le berger est devenu le seigneur.
Que pour l’homme primitif l’arbre fut la mère de la vie, nous en avons la preuve dans les monuments préhistoriques qui nous restent : le langage et le mythe.
Freud a souligné le rapport entre
mater et materia, que tous les alchimistes avant lui ont transmis dans leurs vieux secrets de bouche à oreille. Materia est l’origine de toute chose et du bois en particulier. Le nom de l’île de Madère se traduit simplement par l’île Sylvestre. Le mot latin pour arbre, arbor, ressemble aux mots albergo, Herberge, auberge, harbour, havre (port) qui tous signifient, en fin de compte, abri. En outre, des mots comme arkè, arca, ark et oak (chêne) sont évidemment reliés entre eux. Arkè signifie le commencement. Oak, en allemand Eiche (chêne), s’applique dans son sens originel à l’arbre en général. Le grec arkè est de la même famille que le latin arca, l’anglais ark, l’allemand Eiche, et le français arche. L’Arche de Noé, en tant qu’abri creux, est un symbole de l’utérus.
Le mot grec
argo provient du sanskrit arga, traduit par navire, mais qu’on emploie souvent comme synonyme de yoni, le sexe féminin, aussi sacré dans l’Inde que le lingam (Freud avait raison quand il interprétait barque érotiquement). C’est à partir d’argo que nous pourrons déchiffrer le mythe des Argonautes. Ce qui à l’origine dérivait de l’arche protectrice, devait retourner à un abri sûr à sa mort. Ainsi arc devient sarcophagus (ce qui mange le début), en allemand Sarg, en français cercueil. Dans la matière dont on fait le sarcophage, on retrouve une fois de plus l’arche de la naissance et de la mort et de la résurrection. Retour au sein maternel = sécurité suprême.
En Israël, Ashérat (Ashtaroth) est liée au culte suprême de Baal. Le mot
ashera a toutefois, dans l’Ancien Testament, un sens plus étendu, et est fréquemment appliqué à des pieux sacrés qui symbolisaient la Déesse-Mère et qui étaient érigés près des autels (ou mazzeboth, c’est-à-dire menhirs), dans les sanctuaires ou bois sacrés où se déroulaient les rites en faveur de la végétation. Sur les anciens murs de Mizpeh (Tell-en Nasbeh), on a retrouvé du côté est, où s’élevait le temple d’Astarté, une lampe en forme de coupe placée dans la fourche d’un arbre en terre cuite. Au même endroit, il y avait plusieurs figurines semblables ainsi qu’un mazzeboth conique.
Dans les fouilles de Mohenjo Dâro et surtout de Harappâ, on découvre le figuier sacré. Encore aujourd’hui, en Inde, on considère le
banyan comme un arbre dispensateur de vie auquel les femmes apportent des offrandes pour concevoir un enfant mâle. En outre, on associe souvent les organes de la génération au figuier sacré. Au Bengale, Manasa, la Déesse-Serpent, a droit à quatre fêtes de l’année. Elle y est représentée par son arbre sacré, l’euphorbe, qui a le pouvoir de repousser les serpents et qu’on plante dans la cour de la maison où se déroule le festival. Le Professeur E.O. James a particulièrement étudié les déesses-mères des forêts. Il a constaté, comme je l’ai fait moi-même, que parmi les tribus dravidiennes du sud de l’Inde, les déesses-mères des forêts sont restées presque inchangées au cours des siècles.
En Crète, la déesse minoenne était la maîtresse des arbres. Elle était associée à une plante sacrée, à un pilier et surtout au bipenne. Contrairement à ce qu’ont cru longtemps les freudiens superficiels, les piliers d’Israël, de Cnossos, de l’Inde, de la Perse et du Croissant fertile ne symbolisaient nullement le phallus, mais l’arbre-mère.
Nous en avons la preuve dans le fameux
maypole, si vivant encore dans les folklores celtes et scandinaves. Nous connaissons l’importance du chêne et du frêne dans le culte des druides. Chez les Gaulois, qui croyaient à la réincarnation, de belles druidesses escortaient les morts jusqu’au chêne sacré.
Le caractère féminin et maternel de l’arbre prend tout son sens dans le mythe d’Osiris sur l’autre monde. Le ciel y est dépeint comme le « double » de la région du Delta. Lorsque l’âme arrive, un immense sycomore se dresse comme une tour, avec de grandes grappes de fruits au milieu d’un feuillage luxuriant. Dès que l’âme s’approche, une déesse penche la tête et le buste hors du tronc comme si elle était à la fenêtre. Dans les mains, elle tient un plateau chargé de gâteau et de fruits, une cruche d’eau fraîche et transparente. L’âme doit goûter au fruit magique et à l’eau magique avant d’entrer au Paradis.
Le désir qu’a l’enfant de retrouver la sécurité et le bonheur qui s’exprime dans ce mythe, le désir du fils s’orientait vers le sein maternel dont il était sorti et où il voulait retourner. Ne surprenons-nous pas dans le culte d’Osiris le même rêve ? Après de nombreuses aventures, le cadavre d’Osiris fut enfermé dans un arbre. Et c’est dans cet arbre qu’on l’adore depuis. L’archéologie confirme cette coutume funéraire. Bien avant qu’on ne pratiquât l’enterrement, les morts étaient suspendus aux arbres.
La religion de l’arbre-mère joue un rôle aussi important dans la mythologie grecque que chez les druides. Antérieur au culte des dieux de l’Olympe, mais plus tard repoussé par eux au second plan (comme le fut le matriarcat par le patriarcat), le culte des nymphes prend toute sa signification dans l’art dionysien. Elles étaient, ces nymphes, des mères éternellement jeunes et belles. Certaines, comme les hamadryades, habitaient les arbres. Elles furent les nourrices de Dionysos, de Pan et de Zeus lui-même.
Parmi les superstitions d’aujourd’hui, l’habitude de « toucher du bois » pour conjurer le mauvais sort remonte à l’époque du bois sacré.
Ici encore, il y a une correspondance dans le domaine du biologique. La forêt est une usine qui fabrique de la vie. Dans l’humus, les bactéries travaillent nuit et jour à séparer le vivant de la mort. Sur le bois pourrissant naît un arbre nouveau. En plus de son symbolisme maternel, la forêt, elle aussi, est un champ de forces, éternellement actives.

DHARMSALA

De tout ce que je viens de dire, vous pourriez conclure en faveur d’une pluralité de causes, ou plutôt en faveur d’un système de correspondances entre le lieu sacré et plusieurs ordres de phénomènes : astronomiques, géographiques, physiques, chimiques, biologiques, psychologiques, etc. J’ai cru à cette théorie des correspondances jusqu’au jour où je suis allée voir le Dalaï Lama dans son exil à Dharmsala.
Voyez-vous, Dharmsala est un site de montagnes pas tellement élevé (2500 mètres) qui n’a aucune tradition de lieu sacré. C’était là que les fonctionnaires anglais du temps de l’Empire des Indes allaient passer les mois chauds de l’année, le climat de la plaine devenant insupportable pendant l’été pour ces insulaires du Nord. Dharmsala est rempli de ces villas victoriennes confortables et laides. Aucun culte ne fut jamais célébré à Dharmsala. Aucun miracle ne s’y était produit – sauf le départ des fonctionnaires anglais.
Depuis que le Dalaï Lama en exil y habite, depuis qu’il y a réinstallé les plus importantes lamasseries détruites au Tibet par l’envahisseur chinois, eh bien ! pour peu que vous soyez réceptif, vous percevrez là cette étincelle si particulière qui caractérise les lieux sacrés : on dirait que la présence du religieux a transformé ce réduit de montagne. Sans doute – je l’ai déjà dit au début –
un saint qui prie laisse des traces. Il n’y a pas ici de pré-existence géographique du lieu sacré, comme au Tibet.
Je n’ai donc que des question à poser. Je n’ai pas de réponse à offrir.

Je vous remercie de m’avoir écoutée.
La première réponse, je l’attends du Cardinal Danielou. Je pense que vous écouterez le Cardinal Danielou avec la même joie que j’éprouve déjà.

Allocution d’ouverture

Communication de Maryse Choisy au sixième colloque de l’A.M.R. sur « La signification des rites » (9-10 janvier 1971) :

ALLOCUTION D’OUVERTURE

Pour ce sixième colloque de l’Alliance Mondiale des Religions, nous sommes heureux d’accueillir, comme chaque année, le Cardinal Jean Danielou qui est à la fois, si vous voulez bien excuser la hardiesse de ces images, la lumière, la colonne vertébrale et la dynamique de notre mouvement.
Vous savez que ce qui distingue notre Alliance Mondiale des Religions de tous les autres mouvements œcuméniques, c’est le dialogue entre théologiens et scientifiques. Nous nous réjouissons donc de la présence, cette année comme les autres, du Docteur Paul Chauchard qui nous sera encore plus précieux cette année pour le thème délicat et dangereux que nous avons choisi.
Nous saluons avec joie les nouveaux venus.
D’abord Monsieur le Pasteur Lods, doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris. Un point de vue orthodoxe sera présenté par le Prince Andronikof dont le plus grand titre, à mes yeux, est son très beau livre sur
Le Sens des Fêtes, qui traite précisément les principaux aspects de notre colloque. Nous saluons aussi le Professeur Toptchibachy, qui nous donnera le point de vue de l’Islam. Le Swami Shraddhananda nous vient en droite ligne de Hardwar, ville sainte par excellence. Le Vénérable Thich Nhat Hanh, beaucoup d’entre vous le connaissent et l’admirent. Du côté laïque, ce sera une grande joie pour nous d’entendre Raymond Abellio. Son essai très husserlien La Structure absolue me paraît être le seul qui puisse réfuter avec pertinence les paradoxes de Sartre. Nous reverrons aussi avec plaisir Messieurs Raphaël Cohen pour le judaïsme et Bernard Guillemain pour la Franc-Maçonnerie, ainsi que Madeleine Berthaud, physicienne, et le Docteur Hubert Larcher qui a participé, vous le savez, à tous nos colloques.
Enfin, nous serons heureux d’entendre par la bouche de Jacques Porte le drame de la musique sacrée.
Ne nous leurrons pas. Le thème de ce jour, sous ses airs innocents, est dangereux et explosif.

I – TAO

Je regrette beaucoup que les taoïstes ne soient pas représentés ici, car c’est avec une citation du Tao Te King que je commencerai :
« C’est, le Tao perdu, que l’on parle d’efficace ;
L’efficace perdue, on a le sens humain ;
Le sens humain perdu, apparaît la Justice ;
La Justice perdue, les rites prennent la place
De la sincérité et de la bonne foi ;
Les rites ne sont que l’écorce toute frêle
Donc déjà le commencement de la querelle. »
En vingt-six vers, Lao Tseu condense la dégradation du révélé au juridique et aux rites.

2 – FORCE

A la source, il y a d’abord une force infinie. Que nous prenions le pouvoir du vir indien ou l’efficace du te chinois, la vertu est avant tout cette force (au sens de la microphysique) qui fut transmise à l’initié ou au saint. Nous saisissons enfin le sens de l’homme « point revêtu de sa robe nuptiale ». Dépourvu de ce pouvoir qui lui permet d’entrer dans le champ magnétique de la lumière, il est rejeté dans les ténèbres extérieures. Les profanes étaient « électrocutés » quand ils franchissaient le seuil du Saint des Saints. Ni Jéhovah, ni Moïse ne les punissaient. Il s’agissait d’une loi de la nature. Ils n’avaient pas pris les précautions nécessaires.

3 – EXPÉRIENCE

A la source du rite, il y a une expérience vécue par quelqu’un ou quelques-uns. Quand Saint Jean de la Croix relit les Psaumes, le Cantique des Cantiques ou certains textes patristiques, c’est pour vérifier les détails de sa propre expérience. Ce n’est pas par hasard que Mira Baï, la grande poétesse et mystique hindoue, a les mêmes mots que Sainte Thérèse d’Avila. Qu’au cours des générations cette expérience s’affadisse, soit par entropie, soit pour toute autre raison, le rite offre un ressourcement.
Ceux qui traitent les rites de superstition, comme on jette le bébé avec l’eau du bain, ressemblent à un syndicat d’aveugles, agacés d’entendre parler de jaune, de bleu, de rouge, qui décident de « démythifier les couleurs ».

4 – LANGAGE PSYCHOLOGIQUE

A condition de ne pas valoriser avec excès le psychologique, je ne vois aucun inconvénient à user du langage psychologique pour interpréter mythes et rites. Mais il reste bien entendu que le psychosomatique et l’ethnographique n’épuisent pas le sujet et que ces explications confirment mais n’infirment pas le réel métaphysique et religieux. Dans ce sens, on peut tenter le rapprochement avec les réflexes conditionnés, et dire que le mythe est le réflexe organisé à l’intérieur et le rite, le stimulus qui le déclenche.

5 – CONSERVATION DANS LE RITE

Sans doute peut-on dire que, tout comme la morale, le rite représente le deuil de Dieu.
Le deuil de Dieu ? Cela n’a de sens qu’au niveau psychologique. Dieu peut mourir pour Gustave qui a verrouillé ses portes. Gustave ne saurait tuer Dieu, même pas dans cette partie profonde de sa propre âme qui lui demeure cachée.
Au cours de fouilles en Egypte, des archéologues trouvèrent dans les tombeaux de pharaons quelques épis, conservés depuis quatre mille ans. Ils mirent les graines en terre fertile. Le blé qui poussa était digne des années de vaches grasses. Par quel miracle la vie avait-elle traversé quarante siècles de sommeil ? Il y a mieux encore. Des sels de potasse vieux de deux cents millions d’années contiennent des bactéries qui reviennent à la vie quand les cristaux sont dilués dans une eau stérile. C’est par hasard que le chimiste russe Nicolas Tchoudinov fit cette découverte. Il avait oublié dans un coin de son laboratoire une éprouvette contenant une solution de sels de potasse.
Pendant quinze siècles, les cérémonies ornent le musée de l’Eglise catholique. Lors de la Renaissance rationaliste, agressive, déjà à demi incroyante, tout le monde a oublié le sens
vécu des rites. Pourtant, de cette force que les premiers chrétiens y avaient enfermée, naissent sans autre initiation que la messe, Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d’Avila qui peuvent rivaliser avec les plus grands Sages de l’Inde.
Ainsi toute énergie n’a pas fui les rites. Elle s’y conserve dans une sorte d’hibernation. Le cérémonial religieux est une chambre froide. Des centaines de générations vont et viennent, manient les traditions sans
en être troublées. Puis, un jour, un homme plus doué, plus réceptif est, à leur simple contact, touché par la Grâce. Exacte à la lettre, la formule ex opere operato.

6 – RITES COLLECTIFS

Pourtant les sociologues, quand ils daignent réfléchir sérieusement (mais hélas ! ils sont rarement bons philosophes), les sociologues et les ethnographes devraient saisir ce qu’il y a en plus dans les rites pour la communion collective. Les Brahmanes, si attachés à leur cérémonial, ne s’y sont pas trompés. Dans What is Hindouism ? D.S. Sarma écrit : « Le rituel a une fonction sociale et historique. Il maintient, par une tradition, une continuité vivante. Il a une fonction psychologique de décharge pour l’émotion religieuse. Il a une fonction esthétique qui n’est pas la moins importante. Il a enfin – last but no least – une fonction symbolique et mystique. Il crée l’atmosphère propice à l’élévation de l’esprit. » Selon Sarma, c’est un fait, et qui doit donner à réfléchir, que les familles et les communautés qui négligent les institutions rituelles sont exposées à perdre tout esprit religieux en une ou deux générations. Ces remarques, présentées à propos de l’hindouisme, peuvent être sans doute transposées à toute religion. Ce dernier avertissement doit en tout cas nous induire, si nous sommes soucieux de maintenir le sentiment religieux, à ne pas dédaigner les manifestations extérieures.

7 – FÊTES

Nous examinerons ici les quatre domaines importants où le rite nous enrichit et nous ressource : les fêtes, les rythmes de la croissance, les gestes efficaces et les lieux.
Sous le titre
La Signification des Fêtes, feu Charles Baudouin écrivit jadis, dans le numéro 13-14 de la revue de psychanalyse PSYCHÉ (1947), un fort bel article qui n’a guère vieilli. Après avoir cité de nombreux cas cliniques, il conclut :
« Ce que nous avons constaté en observant le retentissement des grandes fêtes dans les esprits individuels de nos patients, c’est que les symboles collectifs de la fête, par leur signification largement humaine, ont le pouvoir d’assumer, d’absorber les éléments individuels qui s’y accordent, comme par résonance. C’est une véritable « participation ». On dirait que le symbole collectif porte –prend sur son dos, dirait-on familièrement – le problème personnel et le promène dans un sens défini par la signification de la fête. Ainsi le thème de la rénovation, de la renaissance personnelle, chaque fois différent par son contenu, mais évoqué dans chaque analyse approfondie, tend à coïncider chez les différents sujets avec le thème universel de la résurrection pascale. Et le processus paraît déployer à ce moment un regain d’activation. »[1]
Ne faudrait-il pas dire des fêtes ce qu’on dit des jeux d’enfant ? Elles ont une fonction
biologique. Les fêtes sont pour l’énergie vitale des moments d’expansion. Et ces moments correspondent à un rythme cosmique.
A la base des grandes fêtes des religions d’aujourd’hui, se trouve la survivance des fêtes primitives
« naturelles ». Tout se passe comme s’il n’y avait pas seulement, des unes aux autres, cette filiation objective extérieure sur laquelle insistent les historiens, mais comme si un lien vivant les unissait dans l’inconscient prébiographique de tous les croyants. Ainsi nous venons de fêter Noël. Au XIXe siècle, les athées ricanaient : « Ha, ha ! Mythe solaire ! Solstice d’hiver ! » Aujourd’hui que nous en savons davantage, nous nous en réjouissons. Les primitifs craignaient que le soleil ne meure et ils fêtaient son retour ? Bon. Ils l’ont toujours fait. Même avant le Christ ? Tant mieux. Tenez, je suis encore plus généreuse. J’ajoute la fonction biologique.
La fête chrétienne ne s’est pas superposée
par hasard à la fête païenne. Elles sont organiquement liées. Sur ce point je brûle d’entendre le Cardinal Danielou qui m’a dit, un jour, que nous étions des Celtes païens mal convertis.
Toutes les références à la linguistique, aux cycles solaires, à la météorologie, aux rites de fertilisation de la terre, au contenu sexuel, sont vraies en elles-mêmes. Elles deviennent puériles dès qu’elles se prétendent arguments contre l’historicité. Elles ne la prouvent ni ne la détruisent. Nouvelle surdétermination, l’historicité obéit à d’autres règles. Ainsi il paraît absurde de nier qu’un saint a existé sous prétexte que sa date de naissance « colle » trop bien avec une réalité d’ordre astronomique. Du moment qu’un mythe est surdéterminé en raison directe de sa valeur, on conçoit que le surnaturel se donne les gants de réunir un maximum de réalités. Tout est possible à l’Omnipuissance, même l’existence. Un dieu doit être une réalité dynamique, une réalité intérieure, une réalité psychologique en même temps qu’une réalité météorologique, physique, cosmique. Il peut souffrir en nous et – pourquoi pas ? – souffrir sous Ponce Pilate. Il peut aussi être préfiguré, pressenti en d’autres mythes, d’autres noms, d’autres lieux, d’autres temps.

8 – LES RYTHMES DE LA CROISSANCE

Toutes les civilisations fêtent cette deuxième naissance qu’est la puberté. L’initiation au groupe est un point culminant dans le développement qui va de l’utérus au tumulus. Ce n’est pas le baptême, mais la Première Communion qui est la cérémonie la plus marquante dans l’Eglise catholique. Pour les juifs, la Bar Mitzvah se situe à treize ans. Le garçon est soumis à de longues préparations avant d’être sacré viril. Ce n’est qu’à partir de la Bar Mitzvah qu’il participera à tous les offices des hommes. Alors seulement il pourra faire partie d’un minyan, ce groupe de dix adultes que le rituel hébraïque exige pour les prières essentielles.
Peut-être est-ce chez les Africains que se découvre le rituel le plus complet pour fêter cette deuxième naissance. Il fut décrit par Marcel Griaule en France et par Ladislas Segy aux Etats-Unis. Il s’agit d’une authentique initiation de l’adolescent dans les sociétés secrètes des Anciens. Parmi les épreuves qui sondent la virilité, la circoncision figure au premier plan. Les Africains la pratiquent entre douze et quatorze ans. Ils en soulignent d’ailleurs le caractère génital. A la puberté, garçons et filles commencent une vie neuve. A cette occasion, il convient de reconnaître
officiellement la primauté de l’instinct sexuel. Les Africains n’ignorent pas qu’il existait déjà auparavant. Ces activités prépubères ne sont que des jeux. Quand s’installe l’adolescence, ils portent l’accent sur la génitalité, lui donnent un statut social.
Cependant, une autre vie ne sonne-t-elle pas le glas de l’ancienne ? Dans tous les rituels, on saisit cette mort symbolique. Chez les Bapendes du Congo Belge, le masque miniyaki représente le dépassement de l’adolescence. Dès qu’on le jette, la vieille vie meurt et l’adolescent renaît au monde des hommes. Un nouveau nom lui donne une identité nouvelle. Il a quitté sa famille. Il s’intègre à la tribu. Désormais c’est la tribu qui lui accorde aide et protection. Coupé, le « cordon d’argent » qui le liait à maman… Le père aussi est remplacé par l’anonyme Père-de-Tous, par les Anciens de la société secrète. Ce sont eux qui serviront de modèle de maturité sexuelle.
Le sacrifice d’Abraham est l’archétype de toute évolution. L’essentiel est d’accepter la mort. Alors on atteint à la plus grande vie. Savoir vivre, c’est d’abord savoir mourir. Le plus grand risque est de ne jamais rien risquer. La société secrète organise dans tous ses détails l’explosion instinctive de l’adolescent. Le drame lui permet des manifestations symboliques. L’initié les a affrontées. Il a agi librement. Puis il les a transformées en coutumes, sanctifiées par le groupe et vécues en commun. Elles ont acquis de ce fait le dynamisme des formes sociales intégrées. La cérémonie a absous les instincts interdits.
Alors l’adolescent n’est pas, comme dans nos sociétés, isolé avec ses problèmes. Il n’est pas l’unique pécheur au monde. D’autres partagent ses émotions défendues. Le caractère sacré des rituels, leur continuité avec le passé et l’avenir, sauvent l’adolescent de la solitude tragique.
Toutes les cultures ont pressenti l’importance de ce passage de l’enfant à l’homme. Tous nos contes de fées ont gardé le souvenir de l’adolescent qui doit vaincre le Géant (le Père), tuer la sorcière (la Mère terrible), traverser des épreuves et des souffrances pour épouser la belle princesse et avoir beaucoup d’enfants.
Notre Moyen Age a connu, lui aussi, l’initiation des adolescents. Le page devait apprendre le métier de chevalier auprès d’un Prince qui remplaçait le Père. Avant d’être adoubé, il devait accomplir des exploits et passer des épreuves de virilité. La veillée d’armes était le sommet d’une initiation. De cette initiation, à peine quelques vestiges abâtardis traînent encore dans nos mœurs laïques : les brimades des « bleus » à la caserne, la première visite à la maison close, et, chez les jeunes bourgeois, les saouleries des promotions aux grandes écoles. Pâles bribes dont l’esprit est perdu. Et même chez les athées, au XIXe siècle, on tient à deux rites de passage : on fait faire la première communion au « gosse » et on se fait enterrer religieusement.

9 – MOUDRAS

De même que les fêtes, les gestes rituels sont l’expression ou la recherche d’une énergie absolue.
On traduit moudras par « gestes efficaces ». Ils désignent des attitudes de mains ou de doigts. Le bouddhisme les a transportés dans toute l’Asie. Ils sont plus anciens que le Bouddha. Ils appartiennent à la tradition des tantriques, qui remonte à la civilisation de l’Indus, antérieure à l’invasion aryenne. Il existe des centaines de moudras, calculés à des intentions précises. Un traité leur a été consacré.
Vous devinez sans doute que tous ces gestes de pointes ouvertes ou fermées concernent la captation et l’émission de l’énergie cosmique.
Dans le moudra commun à tous les asanas de méditation, les paumes sont ouvertes à plat pour recevoir au maximum. Les doigts de la main droite touchent la paume de la main gauche, qui capte le mieux ; et les doigts de la main gauche, qui émettent moins, sont arrêtés par le dos de la main droite. Le pouce et l’index forment dans un cercle parfait un circuit magnétique intérieur.
Sans doute existe-t-il des moudras plus généraux. Il n’est que de regarder certaines statues du Bouddha qui envoie du bout des doigts ses forces aux autres. Ce ne sont pas des Bouddhas en méditation. Les yoguins aussi font des moudras guérisseurs et des moudras qui donnent. Je rappelle toutefois que pour donner, il faut avoir d’abord, et que c’est précisément cet « avoir d’abord » que les yoguins cherchent dans la méditation qui établit leur rapport avec le cosmos.
Tous les gestes de bénédiction par tous les prêtres du monde se font avec l’index et le médius, qui émettent l’énergie subtile. Que de moudras de captation et d’émission l’officiant accomplit pendant la messe, de puis l’
Orate fratres jusqu’au Benedicat vos ! Quel dommage que nous ayons perdu la science des premiers chrétiens ! Elle a été préservée néanmoins dans les rites, et les hommes qui sont initiés s’y retrouvent aisément. A travers l’ère des barbares qui brûlent les livres, et des tièdes qui ne les lisent pas, les rites seuls transmettent, d’inconscient à inconscient, la présence divine.
Regardez les communiants qui reviennent de la Sainte Table les mains pieusement jointes, ou, mieux encore, les bras croisés, les doigts cachés sous les aisselles. Pourquoi joignent-ils les mains ? Pourquoi cachent-il leurs doigts sous les aisselles ? Ils ne le savent pas. On l’a toujours fait ainsi. Ils font comme ont fait leurs parents. Sans doute seraient-ils fort surpris si on leur disait qu’ils conservent l’énergie du Christ puisée dans l’hostie, et que leur geste est un moudra de méditation.

10 – LIEUX SACRÉS

Le temple est un yantra. C’est une figure géométrique calculée pour former un champ de forces d’une grande puissance. C’est par sa structure que le temple condense l’énergie cosmique et la fait rayonner sur les fidèles. Il est probable que les bâtisseurs de cathédrales s’inspiraient de principes identiques. Voilà pourquoi ils ont pu transmettre jusqu’à nos jours une haute initiation. A l’origine, l’architecture fut une science sacrée.

11 – ORIENTATION

Et nous voici arrivés au point délicat : l’orientation. Les points cardinaux ont leur valeur énergétique. Pour prier, les juifs se tournent vers Jérusalem. Les musulmans, vers la Mecque. Les églises chrétiennes, qui se veulent universelles, tout comme les temples d’Asie, sont orientées vers l’est. Vers l’énergie en plein expansion du soleil naissant.
Et voici…
in cauda venenum… Je vous supplie, mon cher Cardinal, d’avoir la charité – et je sais que vous en avez – de bien vouloir m’excuser. Ne voyez dans ce que je vais dire que le scandale éprouvé par l’âme qui croit aux rites.
Depuis que le prêtre dit sa messe face aux fidèles, il est tourné vers le soleil mourant. Ai-je besoin de vous rappeler, à vous qui avez écrit de si beaux livres sur la littérature patristique, le commentaire des Pères de l’Eglise sur le baptême ? Quand on veut chasser Satan et ses pompes, on se tourne d’abord vers l’Occident et ses ténèbres. Ensuite, quand on baptise au nom du Christ, on se tourne vers la lumière de l’Orient.
Dois-je conclure que le prêtre catholique d’aujourd’hui dédie sa messe à Satan, Prince des ténèbres ?
Si j’ai osé aller jusqu’à cette hypothèse absurde, c’est pour mieux montrer l’importance du rite, qui est à sa source une technique de lumière – oserais-je employer le terme de la physique moderne de lumière cohérente ! – un accélérateur d’énergie et, en fin de compte, la recherche de l’Absolu.

[1] Baudouin va jusqu’à attribuer à la décadence des fêtes, les accidents d’auto du week-end. Il écrit : « Et que dire de ces promenades-en-famille-le-dimanche ? Elles représentent une somme de ces deux situations, et elles sont dépeintes par la plupart de nos sujets – détachés affectivement de la famille presque autant que du dimanche – comme la face d’épouvantement de l’Ennui incarné. Et que dire quand, par surcroît, l’auto s’en mêle, quand ces êtres entassés sans union dans une cage étroite où leur mauvaise humeur mutuelle mitonne et s’exaspère, ne trouvent pas, dans la vitesse même, une échappatoire suffisante, de sorte que leur inconscient est acculé à provoquer l’accident mortel pour en finir une bonne fois… Voilà ce qu’est devenue la fête d’où l’esprit de communion s’est retiré. Corruptio optimi pessima. Il est vrai que le lendemain, pour le repos et l’édification d’autres familles, la radio énonce gravement la statistique de « la route rouge », à la suite de celle de la fréquentation des trains. Car toutes les fêtes, même à ce stade de décomposition, ont encore leur rituel, leurs litanies. Cela doit nous donner, beaucoup mieux que tel chant des Martyrs de Chateaubriand, un avant-goût des rituels caricaturaux de l’Enfer. ».

Où allons-nous ?

Communication de Maryse Choisy au cinquième colloque de l’A.M.R. sur « Les apocalypses et la fin des temps » (10-11 janvier 1970) :

OÙ ALLONS-NOUS ?

Avant d’ouvrir les débats de notre colloque, je vous demande de garder le silence deux minutes pour les amis qui nous ont quittés.
Le pasteur Jean Bosc s’était associé à nos travaux dès le commencement de l’Alliance Mondiale des Religions, et l’année dernière encore, il apportait son éminente contribution au colloque sur les Rêves. Chacun appréciait sa courtoisie, son érudition, la lucidité scrupuleuse d’un esprit largement ouvert à la recherche œcuménique. Son souvenir demeurera vivant parmi nous.
Le comte Zoubov avait enseigné l’histoire de l’art à Saint-Pétersbourg avant de trouver en France sa seconde patrie. Nous sommes encore sous le charme de la présentation d’icônes byzantines qu’il a faite au colloque sur les
Anges. Il nous a rendu présente la ferveur mystique de la sainte Russie.
Agrippé au cou du cheval, Hachiko passe comme un éclair.
– Où vas-tu ? lui crie un ami.
– Demande au cheval, dit Hachiko.
Dans l’Apocalypse, il y a quatre chevaux. Peut-être l’un d’eux nous répondra-t-il ? Peut-être nous donnera-t-il le sens de notre hâte quotidienne ?
Aux colloques de l’Alliance Mondiale des Religions, nous avons l’habitude de traiter – presque en nous jouant – des questions graves. Rien de plus inactuel – et pourtant de plus éternel – que la mort et la vie, que les anges, que les rêves et que notre sujet d’aujourd’hui : l’Apocalypse.
Si nous ne craignons pas les sommets, c’est grâce à notre équipe extraordinaire de théologiens et de scientifiques. En votre nom à tous et en mon nom personnel, je veux d’abord exprimer ma profonde reconnaissance à Monsieur le cardinal Danielou qui, en dépit de toutes les activités qui mangent son temps (je crois parfois qu’il a le don d’ubiquité) a bien voulu accepter d’ouvrir ce colloque et d’y apporter les qualités d’approfondissement et d’esprit que nous admirons tant. Pour traiter un thème aussi obscur que l’Apocalypse, il faut la clarté de Monsieur le cardinal Danielou.
Divisons les difficultés.
1° – Peut-on observer des signes précurseurs de la fin des temps ? Parfois vers 6h du matin, quand je tourne le bouton d’une radio périphérique, j’entends une voix caverneuse à l’accent hollandais me crier à la face :
« N’en as-tu pas assez de vivre dans le péché ? Repens-toi. La fin des temps est proche. » Nous recevons beaucoup de revues à l’Alliance Mondiale des Religions. Il y a les pentecôtistes, les adventistes et beaucoup d’autres pessimistes. Voici par exemple Combat pour la foi, de Noël 69. Ils titrent en grosses lettres : « APOCALYPSE, NOUS SOMMES À LA FIN DES TEMPS » et, en citant les versets de la Bible correspondants, ils donnent les signes principaux : les tremblements de terre – ils les énumèrent tous de 1908 à 1968 –, les fracas de la mer – raz de marée en Hollande et en Angleterre –, les épidémies, les famines, l’apostasie, les guerres, l’évangélisation du monde et même la libération de Jérusalem pendant la guerre des Six jours. Voilà quelque chose de notre époque.
2° – Ceci nous amène au deuxième point qui touche davantage à nos soucis œcuméniques. La fin des temps signifie-t-elle la même chose pour tous ?
Dans la libération de Jérusalem qui prélude à la venue du Messie, les Juifs reconnaîtront-ils les mêmes signes que nous dans l’Évangile de saint Luc (21,24) ? Une fois de plus, la ligne de démarcation se situera quelque part entre les fils d’Abraham et les traditions pieuses d’Asie. N’y reconnaîtrons-nous pas cette vieille querelle entre temps cyclique et temps linéaire ?
Comme il est tentant de croire que tout a déjà été avant, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Comme il est tentant d’imaginer qu’on pose des pas légers sur la trace d’anciens pas. Non, il n’y a pas d’empreintes dans le sable doré. Tous les peuples du Croissant Fertile parlent de l’éternel retour. Tous les peuples de l’Inde assurent qu’ils reviennent sur cette terre pour faire maintenant ce qu’ils ont fait jadis. Thésée s’est toujours battu contre le Minotaure et se battra de nouveau. Œdipe recommence en rond l’éternel mariage avec Jocaste.
Et pourtant, les hébreux ne marchent pas en cercle dans le désert. Lentement, sûrement, leur caravane avance. Elle suit une ligne continue qui a un début, un milieu et qui doit finir dans la Terre Promise. Jamais avant, il n’y eut de passage de la mer Rouge. Il n’y en aura jamais après. Jamais plus. Tout ce qui arrive à Israël est singulier. Pour ses enfants, Dieu crée du neuf.
3° – Le problème du temps. L’homme, qui est un être à trois dimensions, doit vivre dans un monde qui en possède quatre et peut-être cinq. Le temps est-il la quatrième et la néguentropie la cinquième ? Je me propose d’en parler dans un autre ouvrage.
Costa de Beauregard nous enseigne le jeu que nous pouvons faire avec le temps et l’espace.
Des particules aux galaxies, tout est mouvement. Il est intérieur à tout ce qui existe. N’est-ce pas précisément ce que disent les hindous de l’Absolu manifesté ? Quand Brahman s’éveille, il se meut.
Djagat, voilà comment ils appellent le monde. Djagat signifie « le mouvant ».
Le temps lui-même n’est qu’un des aspects du mouvement. Comme le montre Jacot, calculer un temps, c’est toujours comparer un mouvement à un autre mouvement considéré comme étalon. Il n’y a pas de temps hors du mouvement. Du temps, donc du mouvement, découle le devenir.
4° – Le temps cyclique. Ces mondes qui se font et se défont au rythme de l’inspir et de l’expir du Brahman, ces
Kalpa, n’est-ce pas ce que, mille ou deux mille ans avant notre ère, nous révèlent déjà les Upanishads ?
Sur cette théorie physique, les philosophes hindous vont construire l’évolution spirituelle, les existences successives, le Karman. Ils n’auront aucune difficulté avec le jeu du temps, avec leur condition de créatures à trois dimensions dans un monde qui en a quatre ou cinq. Ils résoudront les antinomies de l’Éternel au cœur du transitoire, de l’Inchangé dans le changement. Ils auront acquis l’assurance d’une sorte d’immortalité, puisqu’on revient périodiquement dans cette vallée de larmes et, qu’au surplus, on y est traité selon ses mérites. La mort leur est douce.
Tout le monde antique croyait au temps cyclique. Socrate buvait sans émotion la ciguë, puisqu’il allait revenir ici-bas festoyer avec de beaux éphèbes et boire de nouveau la ciguë. Si les Égyptiens embaumaient avec tant de soin leurs grands hommes – et leurs grands hommes seulement – c’était pour les retenir sur le sol national, de sorte qu’ils n’aillent pas, dans leur prochaine incarnation, devenir généraux chez les Hittites et vaincre le pharaon.
Jusqu’à Moïse, tous les mystiques célèbrent l’éternel retour. On naît, on meurt, on renaît, on part, on revient. Quand Moïse invente le temps linéaire, tout change. La mort prend un caractère définitif. Pour surmonter l’angoisse que cette nouvelle vision du monde entraîne, il faut la résurrection. Dans le temps linéaire, Jésus doit être Fils
unique de Dieu et sa passion doit s’inscrire dans l’Histoire.
La Bhagavad Gîtâ peut toujours nous expliquer que chaque fois que l’homme a perdu le contact avec le monde surnaturel, Dieu lui envoie un Rédempteur. Dans le temps circulaire, pour assurer la liaison ciel-terre, qu’un fils de Dieu descende à certaines périodes, quoi de plus normal ? Tout recommence et tout est à recommencer. Les hindous ne s’intéressent pas à l’histoire – coupe arbitraire qui n’a pas de sens.
Dans le temps linéaire, le sacrifice du Christ doit être vécu
historiquement et il ne saurait l’être qu’une fois pour toutes. Le plus grand malentendu entre les spiritualités juive et chrétienne et la spiritualité hindoue, porte sur le temps. La confusion est là.
Même en Occident, quand la foi tiédit, Hegel, qui va chercher la dialectique de l’Inde, a recours au temps cyclique. Anti-chrétien – mais non pas athée comme on l’a écrit – Nietzsche fait de l’éternel retour le thème principal de sa recherche métaphysique. Seul Karl Marx, qui ose nier tout ce qui est religieux, prend le temps linéaire comme cheval de bataille. Il aboutit ainsi au strict matérialisme du sens de l’Histoire. Quand Toynbee lui oppose les précédents des anciennes civilisations, il réintroduit d’une manière voilée le temps cyclique.
A partir de Moïse, juifs, chrétiens, musulmans, croient au temps linéaire. L’Inde, avec sa notion des
Kalpa, pose l’Éternel Retour… ou la spirale. Nous attendons une très féconde discussion entre, d’une part, Monsieur le cardinal Danielou, le professeur Olivier Clément, le professeur Raphaël Cohen, le professeur Mokri, et d’autre part, le swami Ritajananda. A ce propos, ce sera la première fois, depuis que ces colloques existent, qu’un juif et un hindou pourront s’entretenir chez nous. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas pu se rencontrer. Chaque dimanche, le swamji préside une conférence à Gretz. Le samedi, un juif pieux, comme vous le savez, ne voyage pas. Eh bien, Monsieur Raphaël Cohen a eu le courage de venir à pied, oui à pied, de Neuilly jusqu’ici. Qu’il en soit vivement remercié.
Il est probable que j’exagère la rigidité des positions. Je serais surprise que Monsieur Olivier Clément, si fin, si nuancé, si versé en mystique byzantine, n’ait pas lui aussi à travers Byzance qui reflète l’Inde, flirté un peu, un tout petit peu avec le temps cyclique. De même, il me paraît impossible que le professeur Mokri n’ait pas trouvé en Iran quelque vestige de l’éternel retour.
Et voilà que le professeur Bernard Guillemain, qui prend pour thème maçonnique
Retour aux Origines, semble vouloir réconcilier tout le monde. Peut-être le temps sacré est-il toujours quelque peu cyclique ? Peut-être le sacré est-il cyclique et linéaire à la fois ? Quand Moïse demande son nom secret à Dieu, il obtient dans le Tétragramme sacré : « Je suis Celui qui fut, qui est et qui sera toujours. » De même, Jésus répond : « Avant qu’Abraham fût, je suis. »
Et la Science ?
Nous avons pris l’habitude, à l’Alliance Mondiale des Religions, de consulter les scientifiques sur tout thème proposé par les théologiens. Si notre première colonne est le cardinal Danielou, la deuxième colonne fondamentale est le docteur Chauchard. Sans lui, l’Alliance Mondiale des Religions ne serait pas ce qu’elle est.
Qu’est-ce que la fin des temps pour un biologiste ou un psychologue, sinon, très narcissiquement, la fin de l’homme ? Si Monsieur Chauchard a choisi (comme je me suis permis de lui suggérer) le même titre que Teilhard de Chardin pour un des derniers articles qu’il me donna jadis pour
Psyché, c’est parce qu’il est toujours question de l’existence d’un point critique de spéciation au terme des techniques et des civilisations, et que c’est une issue qui s’ouvre enfin au sommet des temps.
Des techniques, il en sera aussi question dans la communication du docteur Larcher puisqu’il parlera de la cybernétique de la fin des temps. Je suis aussi curieuse que vous de savoir ce qu’il en dira car je ne connais pas d’esprit plus imprévu, plus original que le docteur Larcher.
L’Apocalypse peut se situer dans la biographie personnelle d’une psyché autant que dans un contexte métaphysique, historique ou collectif.
Jadis, dans un livre devenu fort rare, Madame Cajzoran Ali a vu – ô comble de syncrétisme ! – dans l’Apocalypse de saint Jean, un texte tantrique qui relate le progrès spirituel. Les sept sceaux de l’Apocalypse, elle les a identifiés aux sept
chakras (centres subtils) dans la montée de la kundalini (l’énergie nerveuse de la moelle épinière).
Freud et Jung – sur ce point, ils sont à peu de chose près d’accord – ont également interprété l’Apocalypse et la fin des temps telles qu’elles apparaissent dans les songes de leurs patients. Rêver d’une catastrophe universelle – surtout vers la fin d’une longue analyse qui, ne l’oublions pas, est un dialogue entre l’inconscient du médecin et l’inconscient du patient – signifie le changement des structures. Ce qui meurt, c’est un
monde intérieur. Cela semble toujours une catastrophe à l’analysé, qui regrette le départ de sa névrose. Mais cela prélude à la naissance d’une structure saine, d’un monde intérieur nouveau. N’est-ce pas aussi le sens métaphysique de l’Apocalypse de saint Jean ? « Il y aura de nouveaux cieux et une nouvelle terre. » C’est là un fait trop connu en psychanalyse. Voilà pourquoi je n’ai pas cru nécessaire d’insister sur ce point.
Plus curieux sont les cas cliniques que va nous exposer le docteur Donnars. Il ne s’agit plus de rêve mais de pessimisme
conscient. Le docteur Donnars a remarqué que chez beaucoup de sujets, parler de l’Apocalypse immédiate exprime souvent l’intuition de leur propre mort qui s’approche. Je puis apporter de l’eau à son moulin.
Il y a quelque temps, j’ai reçu à déjeuner Monsieur Lapeyre, l’ex-directeur des Messageries de la Presse et de la Librairie Hachette, un des rois de Paris. Je lui demandai :
– Quels sont les derniers commérages de la ville ?
– On ne parle que d’Apocalypse dans tout Paris, dit-il. C’est la fin des temps. Tous les signes y sont.
Trois semaines plus tard, Lapeyre mourait. Pour lui, c’était la fin des temps.
Même les recherches de la biologie ont pour centre l’homme. Seule la physique
semble extérieure à l’homme. Peut-être répondra-t-elle plus objectivement – mais n’est-ce pas encore l’homme qui juge l’objectivité ? – aux questions de la religion et de la philosophie ?
La fin de l’univers planétaire est-elle possible ? La Terre mourra-t-elle comme le prétendent certaines théories, par glaciation ou au contraire, comme le suggèrent d’autres, par ses propres brûlures ? L’homme détruira-t-il la  nature en la polluant ? C’est Mademoiselle Berthaud qui nous présentera un rapport sur ces questions.
Je crois que les dernières études des physiciens – Mademoiselle Berthaud m’arrêtera si je dis des sottises – oui, les travaux des physiciens nous montrent un univers en expansion, après un univers qui se rétrécit. Cet univers-accordéon des physiciens ne rappelle-t-il pas la respiration de Brahman, l’inspir et l’expir de l’Absolu, en un mot la notion des
Kalpa ?
De nouveau, nous revenons à l’énigme du temps et à notre ignorance des grands rythmes de la Vie. Au cours de récentes expériences, en spéléologie par exemple, on a découvert que les garçons qui, privés du tic-tac familier d’une pendule, séjournaient longtemps dans la nuit souterraine, avaient tendance chaque soir à se coucher plus tard et chaque matin à se lever plus tard encore. Leur rythme interne était plus long que vingt-quatre heures.
Les scientifiques ont une place d’honneur à l’Alliance Mondiale des Religions. Sans doute la bourgeoisie chrétienne fut-elle longtemps timide devant les découvertes modernes. Mais, assure Monsieur Leprince-Ringuet, aujourd’hui, selon les statistiques, il y a autant de chrétiens inscrits en science qu’en philosophie.
Je me demande pourquoi l’Eglise rougit comme une jeune fille quand un athée lui crie :
Galilée !
Elle n’a qu’à répondre :
Lavoisier ! C’est Lavoisier qui fut guillotiné, pas Galilée.
Tout le monde a fait des sottises. Ne nous souvenons que des vertus. Quoi, Galilée ? Selon le mot de l’abbé Lemaître, « Galilée était un très bon chrétien et il avait beaucoup de mérite à le rester ».
En fin de compte, personne n’a la priorité, ni la physique, ni la métaphysique. La vérité a mille facettes, mais elle est
une.
Que nous nous tournions vers les textes révélés, vers les sciences de l’homme ou vers les sciences de la Nature, vers l’ascèse individuelle ou vers le salut collectif, l’Apocalypse et la fin des temps indiquent une mutation. Alors, peut-être les mourants à cause de leur danse entre deux mondes, à cause de leur position personnelle, pressentent-ils mieux cette métamorphose suprême « d’où naissent des nouveaux cieux et une nouvelle terre ».
Et maintenant commence vraiment la table ronde. Le cardinal Danielou ouvre le cycle.

Promenade à travers les rêves

Communication de Maryse Choisy au quatrième colloque de l’A.M.R. sur « Les songes et les rêves » (11-12 janvier 1969) :

PROMENADE A TRAVERS LES RÊVES

Avant d’ouvrir ce quatrième colloque, il me faut songer à un absent. Nous avons eu la douleur de perdre le père Struve, victime d’un accident de voiture, alors qu’il allait voir un de ses malades. Ceux d’entre vous qui ont assisté à notre colloque sur la survie se rappelleront la manière touchante dont ce prêtre orthodoxe – prêtre et médecin à la fois – nous a parlé des soins à donner aux agonisants. Nous allons consacrer une minute de silence à sa mémoire.
Autour de cette table ronde se trouvent réunies des doctrines si différentes sur le rêve, qu’on peut se demander si demain, à l’heure des conclusions, nous pourrons apercevoir quelques clartés dans ce qui nous paraît aujourd’hui (provisoirement) un chaos. Quel dénominateur commun, par exemple, entre le père Danielou, qui avec ce génie particulier si aimé des membres de l’A.M.R., nous parlera du songe des Prophètes et la technique rigoureuse des freudiens classiques, qui nous ont fait l’honneur de répondre à notre appel.
Lors de notre premier colloque, j’ai fait la prière suivante : « Mon Dieu, ne nous laissez pas tomber dans la tentation du syncrétisme. » Cette prière, elle a été, je crois, jusqu’à présent exaucée.
Aujourd’hui, un tout autre danger nous menace. Sur le songe des Prophètes, toutes les grandes religions semblent avoir plus ou moins le même point de vue. Il en va autrement chez les psychologues. Pour les scientifiques, existe un péché aussi grand que le syncrétisme. Leur syncrétisme à eux, c’est la confusion des genres.
Pourquoi cette difficulté ? Pourquoi aujourd’hui plus qu’hier ? N’avons-nous pas depuis notre premier grand congrès international à Paris en 1966, invité les scientifiques à participer aux réunions de l’A.M.R. ? Et n’avons-nous pas toujours trouvé un terrain d’entente avec eux ?
Sans doute… Sans doute, mais jusqu’ici nous n’avons eu que des débats entre théologiens et philosophes d’une part et biologistes, médecins, physiciens d’autre part. Cela rassurait les cartésiens. Esprit et matière avaient conclu un pacte de coexistence pacifique, sans se mélanger. Cette harmonie entre science et religion avait déjà été préparée de longue date par les œuvres de Teilhard de Chardin et de Chauchard.
Dans ce quatrième colloque, les scientifiques sont des psychanalystes. Eux aussi s’occupent de la psyché, mais leurs approches ne se ressemblent guère. Il s’agit de deux niveaux d’être différents et jouer au ludion n’est pas aisé.
Je songe à un mot de Paul Claudel : « Je m’accorde mieux avec un bouddhiste qu’avec un musulman, mieux avec un musulman qu’avec un juif, mieux avec un juif qu’avec un protestant et je préfère un protestant à un catholique moderniste. » (On ne disait pas encore progressiste en ce temps-là.) C’est ce que Freud appelle le
narcissisme des petites différences. De ce dépôt de sentiments hostiles que laisse toute relation affective entre deux personnes ou deux groupes, Freud nous dit dans une page célèbre : « … nous pouvons voir l’expression d’un narcissisme qui se comporte comme si la moindre déviation de ses particularités en impliquait la critique, et comme une invitation à les modifier. Pourquoi sont-ce précisément ces détails de la différenciation qui font l’objet d’une aussi grande sensibilité ? C’est ce que nous ignorons… »
Le drame, c’est que le psychologique soit si près et pourtant si loin du métaphysique. De tous les auteurs modernes, seul Freud, résistant aux chants des sirènes sociales, tourna délibérement le dos aux mondanités du sens de l’Histoire, pour s’occuper de l’homme intérieur, de ses angoisses, de sa place dans le monde et de l’ordre de l’être. A-t-il répondu à ces questions ? Par profession, le psychanalyste est toujours muet.
Une fois la brèche faite dans la forteresse cartésienne, personne ne pouvait prévoir jusqu’où mènerait le tunnel. A l’ancienne perspective plate, Freud – et c’est là son génie – ajouta une troisième dimension. Du coup la porte s’entrouvrit sur une quatrième. Devant le seuil, Freud s’immobilisa avec une obstination digne de l’ânesse de Balaam et sans doute pour les mêmes raisons. Pas plus loin !… Quels fantômes l’ont arrêté en chemin ? Envers les fantômes Freud était ambivalent – ô combien !
Sur la voie souterraine qui conduit à l’être, toute demi-mesure est dangereuse. Un homme peut vivre inconnu à lui-même et mourir chose à quatre-vingt-dix ans. Il n’est pas possible sans souffrance de libérer l’énergie intérieure tout en l’empêchant de s’approcher du Dieu, qu’elle pressent au fond d’elle-même. La psychanalyse, c’est trop ou pas assez. Au niveau spirituel, c’est parfois un avortement d’âme opéré « scientifiquement » et avec bonne conscience.
Freud continua son analyse jusqu’à son dernier jour sur terre. Lui-même avoua à Victor von Weizsaecker : « La psychanalyse est un processus infini »[1]. Si nous refusons de rencontrer le Soi infini des profondeurs, alors la psychanalyse est une ascèse inachevée. Que me sert d’être frustré – et même que me sert la frustration de la frustration – si Dieu ne m’accueille pas au bout ?
Nous parlons de la même chose et pourtant d’autre chose. Je comprends pourquoi certains psychanalystes – et les meilleurs, ceux qui laissent précisément une porte ouverte à Dieu – aient hésité à participer à ce colloque. C’est cette différence dans les niveaux d’être qui trouble le dialogue. Voilà pourquoi aujourd’hui, plus que d’habitude, la discussion sera difficile.
Saluons avec joie l’arrivée du professeur Emilio Servadio, président de la société de psychanalyse italienne. Quand on sait que cette année, le congrès de l’Association internationale de psychanalyse se tient à Rome, on ne peut être que reconnaissant à M. Servadio d’avoir su trouver le temps de venir à Paris tout exprès pour notre colloque. M. Servadio, qui est le seul analyste en Europe qui s’occupe aussi de parapsychologie, représente en quelque sorte le chaînon manquant entre la partie hiérologique de notre table ronde et la partie scientifique.
Aucun d’entre nous n’a oublié l’érudition et la finesse du Dr. Mokri. Il traitera cette année des songes dans l’ésotérisme islamique.
Comme d’habitude, l’introduction aux études scientifiques sera faite par notre ami le Dr. Chauchard. Aujourd’hui, sa tâche est particulièrement ardue, mais ô combien passionnante ! L’aspect neurophysiologique du rêve s’illumine par les dernières expériences de Dement, qui a même examiné au moyen de l’E.E.C. les rêves des chats. (Cela nous le rend doublement précieux, n’est-ce pas, cher Dr. Chauchard, pour nous qui communions dans l’amour des chats ?)
Des travaux de Dement, j’ai beaucoup parlé dans
L’Être et le Silence et plus encore dans mon dernier livre …Mais la terre est sacrée. Je ne voudrais pas anticiper sur la communication du Dr. Chauchard, mais ces expériences sur le rêve, contrôlées par l’E.E.C., me paraissent marquer une date aussi importante que la Traumdeutung de Freud.
Et d’abord les états de sommeil, sommeil lent et sommeil paradoxal, ne sont-ils pas préfigurés par les trois états décrits dans la
Mandukya Upanishad : djagrat (veille), svapna (état de rêve), soushoupti (sommeil profond).
Sur ce point, le Swami Ritâjânanda nous apportera tout à l’heure les échos de cette sagesse hindoue, qui depuis trois mille ans a su pressentir nos théories modernes. Avant Hegel, le Samkhya inventa la dialectique, mais en Inde personne n’a tué personne au nom de la dialectique.
Revenons aux expériences américaines et soviétiques sur la privation des rêves. Parmi les étudiants, des volontaires se sont présentés pour servir de cobaye. Chaque fois que l’E.E.C. enregistrait un mouvement des globes oculaires, on réveillait les sujets. Cette défense de rêver les conduit à la schizophrénie. Les expériences continuent. Les revues scientifiques n’en parlent plus. C’est maintenant un secret militaire.
Secret militaire aussi, l’E.E.C. pris sur les astronautes à la minute où ils sont privés de toute excitation sensorielle, de tout contact avec le milieu extérieur. Là aussi, les savants parlent à mots couverts de quelques accidents psychotiques.
De toute cette expérimentation, rigoureusement menée, il semble ressortir que l’homme ordinaire, lorsqu’il est coupé du monde sensoriel quotidien et que par surcroît on lui interdit l’issue compensatrice dans l’imaginaire des rêves, cet homme, ainsi frustré de son contenu mental, sombre dans ce qu’on nomme la folie.
Alors dans toute sa grandeur m’est apparu le paradoxe. Où donc avais-je rencontré cette situation de vide total ? N’est-ce pas chez les mystiques ?
Dans la contemplation, dans le samâdhîh, de quoi s’agit-il ? Les yeux fermés, l’homme se retranche volontairement du milieu extérieur. Il fait la nuit des sens. Il fait aussi la nuit de l’esprit. Toute image, tout phantasme, toute association libre, tout souci, tout souvenir sont autant de pensées parasites, dont il cherche à se débarasser au plus tôt. J’ai décrit ce dépouillement progressif de la conscience. Dans les
Exercices de Yoga, j’ai analysé les électro-encéphalogrammes de yoguins en méditation. Que lisons-nous dans ces tracés ? Une hypervigilance avant tout, une hypervigilance plus grande que dans les E.E.C. pris sur Einstein pensant.
Comment s’est opéré ce retournement de moins en plus ? D’où vient que ce qui mène au chaos chez les sujets ordinaires se transforme en surconscience ? Quel élément nouveau distingue les deux séries d’expériences ? N’est-ce pas l’Etre ?
Si le rêve est indispensable à la bonne santé d’un homme, alors surgit une question essentielle. Peut-être est-ce par elle que j’aurais dû commencer ? Qu’est-ce que le songe ? Qu’est-ce que le rêve ? Cherchons l’étymologie. Deux termes latins très voisins, dérivés de la même racine indo-européenne, signifient sommeil et ce qu’on voit dans le sommeil. Somnus, traduit par sommeil, ou indolence, a donné en français somme et sommeil. Somnium, qui voulait dire tantôt rêve tantôt chimère (somnia stoïcorum, chimères des stoïciens), est devenu en français songe.
Entre la Renaissance et l’âge classique, le sens se dégrade, comme il arrive dans l’évolution de tous les mots qui ont trop servi. Songer n’exprime plus que « penser vaguement » et n’a plus rien de commun avec le phénomène onirique.
D’où vient rêver qui le remplace ? Albert Dauzat indique le prototype esver. On retrouve éver dans endêver. Il semble représenter le latin aestuare qui a le sens de « bouillonner », « être agité »[2].
Plus douteuse, l’étymologie de Jud, qui renvoie au latin exvagare, signifiant « rôder ». Le latin vulgaire vagus (errant) avait le comparatif exvagus. L’évolution phonétique donne esvo. Alors par analogie se construit le verbe esver qui signifie toujours « errer ». La dissimilation en fait rêve, qui dès 1130 prend le sens de délirer. Au XIIIe siècle, rêverie désigne « délire » et rêveur « l’homme qui erre ». Peu à peu, comme d’habitude, le sens fort s’atténue : délire n’est plus que désir[3]. Ainsi, quelle que soit la thèse que nous adoptions, le parler vulgaire donne raison à Freud, qui voit dans le rêve une courte schizophrénie nocturne et lui attribue pour origine la dynamique du désir inconscient.
Pourtant, comme l’écrit Freud dans la
Traumdeutung, on ne doit jamais considérer un rêve comme totalement interprété. En outre – et je pense que M. Servadio ne me contredira pas sur ce point – un rêve isolé ne saurait être interprété. Il fait partie d’un ensemble. Il n’a de sens qu’en fonction de la place qu’il prend dans le déroulement de la cure. Il s’agit d’un dialogue secret entre l’analyste et l’analysé qui sous-tend les rares paroles échangées au cours d’une séance.
Si un rêve n’est jamais totalement interprété, plusieurs peuvent se superposer qui correspondent à des niveaux différents d’inconscient.
Sans doute Freud a-t-il pressenti, dès le début, les différentes couches de l’inconscient. En 1900 déjà, il parle des «
rêves du dessus ». Par là, il désigne des rêves émanant de la surface de cet iceberg, qui plonge dans l’océan de l’irrationnel. Tout le monde connaît son célèbre dessin du système préconscient-censure-inconscient. Il est peu probable que Freud ait exploré les abîmes les plus profonds.
Lui-même s’est fixé une limite : le domaine du refoulé, ou de ce qu’il croit refoulé. Avec une belle impartialité scientifique, il admet qu’il puisse exister un inconscient non-refoulé. En tant que médecin, il ne s’y intéresse pas. Et puis comment le saisir ? Et même si l’on y parvient, comment savoir qu’il s’agit d’un phénomène vrai ? Le refoulé fut conscient jadis. On peut le ramener à la surface claire. Ce qui ne fut connu par personne, personne ne le reconnaîtra.
Comment oser parler des rêves après la Mandukya Upanishad, après Héraclite, après Apollodore, après Freud ? Je l’ose. A tous les auteurs – savants ou poètes – a échappé un élément essentiel. Dès que le sujet raconte le rêve de la nuit – mieux : dès qu’il en prend conscience, dans son langage du clair matin – il le transforme. Avant d’en apercevoir les mystères, il l’interprète déjà. Le monde onirique et le monde de la veille sont deux états radicalement différents. Pour traduire les phénomènes de l’existence nocturne, l’homme se réfère aux objets qu’il contemple d’un œil ouvert. Il les ramène aux dimensions connues. Les forces primitives se trouvent dès l’aube déguisées. Ainsi tous les rêves exprimés sont des « rêves du dessus ». Voilà le paradoxe.
Il est faux de prétendre donner plus de réalité au monde de la veille, comme on le fait depuis Kant. Sans doute le million que je contemple dans le rêve ne me permettra-t-il pas de payer la note de gaz qui me parvient au courrier de dix heures. Le contraire n’est pas moins vrai. J’ai beau avoir un joli compte en banque, si, dans un cauchemar, je suis un vagabond menacé de prison pour dette, tout l’or de mon bas de laine ne me sauvera pas. Il s’agit de deux états irréductibles.
Est-ce à dire que la psychanalyse soit une méthode fausse ? Au contraire. Que cherche le médecin ? Jauger la distance, qu’à travers ses mécanismes de défense, le névrosé a établie entre son angoisse et la réalité. Peu lui importe le visage vrai du rêve. Seul ce que pense le dormeur lui-même des personnages nocturnes peut fournir des indications sur ses conflits. On ne peut pas mentir à son psychanalyste. Le mensonge aussi révèle une vérité psychologique. C’est pourquoi le rêve, malgré – ou plutôt à cause de – sa déformation originelle, demeure la « voie royale » des freudiens. C’est en métaphysique que le songe, sitôt conté, est mensonge.
Par les images hypnagogiques, les psychologues (notamment Silberer et Leroy) étudient comment le langage verbal passe à l’état visuel. Dans la situation normale de demi-sommeil, apparaissent des figures grimaçantes qui traduisent, sur le plan subtil des symboles, les soucis du jour. Le rêve peut naître.
Personne, à ma connaissance, n’a observé sérieusement le processus inverse : la descente de l’image vers la parole.
Dans une expérience récente, j’ai pu saisir sur le vif la transformation subie par le rêve au réveil. Le changement d’état se trouvait ralenti parce que l’appel était brutal, que j’étais en plein songe et que je ne parvenais pas à soulever mes paupières lourdes de sommeil.
Simple pourtant le contenu manifeste.
Je me trouve avec ma famille dans une propriété normande, sur la côte de Grâce, quelque part entre Trouville et Honfleur. Chez nous habitent trois de mes éditeurs et un jeune lion apprivoisé. La Manche est belle. Le ciel est bleu. Tout est au beau fixe. Une seule ombre : mes éditeurs ont peur de rencontrer le lion qui gambade en liberté dans le parc. Je ne me lasse pas de jouer avec lui. Mes éditeurs ne sont pas contents. Ils exigent que je me borne à folâtrer deux heures par jour avec le lion turbulent. Le reste du temps, il sera en cage. Eux pourront alors se promener tranquillement dans la propriété. Je me fâche… Je discute…
Plus simple encore le contenu latent. Un psychanalyste d’école maternelle s’en tirerait sans fatigue. Le lion ? Quel innocent ignore qu’il signifie la libido, la passion ? Ou encore la virilité ? Le père, peut-être ? En pleine situation œdipienne, quoi ! J’ai possédé une lionne. Tout le monde le sait. J’ai travaillé avec des lions en cages. C’est dans toutes mes biographies.
Les trois éditeurs ? Restes diurnes. La veille, j’avais assisté à un cocktail littéraire. J’avais discuté les clauses d’un contrat. Un bon rêve « du dessus ». Les éditeurs empêcheurs-de-danser-avec-le-lion, des représentants du surmoi.
Cette interprétation n’est pas plus mauvaise qu’une autre. En un certain sens elle est juste. Oui, dans la mesure où le lion et les trois éditeurs sont créés par mon imagination. Sur quoi les ai-je projetés ? C’est là, le rêve.
Le lion ? Ce n’est pas la lionne qui fut mienne. Ce ne sont pas les lions des ménageries, ni les lions de brousse. Enfant, je l’ai rencontré dans un couloir sombre du château. Je le voyais. Il me chuchotait je ne sais quoi. Personne d’autre ne le voyait que moi. Quand je décrivis la grosse bête rousse, qui avait des griffes et une langue de feu, on me traita de menteuse. Les menteuses, c’est bien connu, n’ont pas droit au dessert. Alors, je n’en parlai plus.
Lorsqu’à six ans je fus à Paris, on me mena au cirque. J’y reconnus « la bête rousse » de mes visions du château. De nouveau, je fus privée de dessert. Ma gouvernante avait raison. Ce que j’avais vu, je l’avais identifié à tort avec le lion du cirque. Le lion de mes rêves d’enfant ne rugissait pas. Il chantait.
Et qu’étaient ces trois formes floues d’outretombe sur lesquelles j’avais posé les visages de trois éditeurs ? Anges ou démons ou quoi ? Pour en parler, je ne pouvais me référer qu’à ce que je connaissais ici-bas. Pourquoi des éditeurs et non d’autres ? Soit que le cocktail littéraire de la veille eût orienté mon langage intérieur, soit que le lion et les trois éditeurs fussent ce qui ressemblait le plus aux eidos entrevus dans un autre univers que je portais en moi dès ma naissance. Plus j’étudiais au ralenti les images et plus je sentais combien mes identifications étaient fausses.
Peut-être tombons-nous sur cette terre avec un idéal pré-existentiel ? Peut-être courons-nous avec nostalgie vers toutes les formes qui de près ou de loin le rappellent ? Depuis quand courons-nous ainsi ?
Aussitôt, il me souvient d’un fragment d’Héraclite qui dit :
« Les hommes, à l’état de veille, ont un seul monde qui leur est commun. Dans le sommeil chacun s’en retourne à son propre monde. »
Que signifie « s’en retourne » ? Ce n’est pas y aller pour la première fois. « S’en retourner », n’implique-t-il pas que son monde du rêve est antérieur au rêveur ? Le monde du rêve est là avant lui.
Ce que Freud appelle si honnêtement l’inconscient non-refoulé est peut-être du refoulé aussi. Le rêveur l’a connu jadis. Le refoulant, ici, est l’angoisse de la mort ou plutôt cette angoisse de castration devant la brisure du moi social, qu’on a construit avec tant d’efforts depuis l’enfance. Aussi cet inconscient dit non-refoulé, qui a le goût de la « réminiscence » de Platon, j’ai préféré l’appeler l’inconscient prébiographique.
L’inconscient prébiographique s’étire dans les deux sens interdits du temps. Si, chaque nuit, nous nous purgeons de nos désirs et de nos culpabilités, si chaque nuit nous nous en retournons aux sources pour nous recharger de forces neuves, la mort ne rejoint-elle pas la pré-naissance ? Pour peu que les cellules nerveuses continuent à fonctionner comme les cheveux continuent à pousser, le défunt se trouve dans cet état de rupture avec le milieu extérieur favorable à l’éclosion des rêves. Aussi un psychanalyste brésilien G. Pereira da Silva a-t-il soutenu qu’un mort peut rêver pendant plusieurs jours.
Alors nous comprenons pourquoi les visions du Purgatoire, décrit par le
Bardo Thödol, ressemblent aux cauchemars des névrosés que ronge la culpabilité. Aussi attendons-nous avec tant d’intérêt la communication de M. Cauvet-Duhamel sur le Livre des Morts tibétain.
Quoi ? On n’a jamais fini de rêver ? N’est-ce pas terrible ? Précisément, c’est la plainte que Shakespeare met sur les lèvres de Hamlet (III, I) : « Mourir : dormir, c’est tout. Calmer enfin dans le sommeil les affreux battements du cœur, quelle conclusion des maux héréditaires serait plus dévotement souhaitée ? Mourir : dormir. Dormir… Rêver peut-être. C’est là le hic ! Car, échapper des liens charnels, si, dans ce sommeil du trépas, il nous vient des songes, halte-là ! Cette considération prolonge la calamité de la vie. »
La mort n’est plus une délivrance et le Jugement est aussi dur pour les faux coupables que pour les vrais.
Ne nous attardons pas au pessimisme des rêves purgatoriels. Il est grand temps que nous nous rendions disponibles pour les songes des Prophètes. Je me tourne avec espoir vers le père Danielou. Excusez-moi, père. J’ai trop parlé et je mérite quelque méchant rêve. A vous de nous consoler maintenant.

 

[1] Victor von WEIZS AECKER : Reminiscences of Freud and Jung (in Freud and the Twenticth Ccntury) New York 1957, p.62
[2] Albert DAUZAT. Dictionnaire étymologique (Larousse).
[3] O. BLOCH et W. von WARTBURG : Dictionnaire étymologique de la langue française (P.U.F.). Cf aussi un article fort intéressant du Dr. LANTERI LAURA : Le rêve comme argument in Cahiers Laënnec, juin 1968, p.15.

La question posée

Communication de Maryse Choisy au deuxième colloque de l’A.M.R. consacré à « La survie après la mort » (7-8 janvier 1967) :

LA QUESTION POSÉE

Maryse Choisy est l’animatrice de l’Alliance mondiale des Religions, qu’elle a fondée à Paris en 1965, au lendemain du Congrès international de Delhi, pour travailler au rapprochement des hommes religieux de toute appartenance. A cette entreprise de pionniers, elle était assurément prédestinée par son oeuvre d’écrivain.
Des recueils de poèmes hantés par l’au-delà de l’amour, une dizaine de romans riches de significations et de symboles, une vingtaine d’essais : questions métaphysiques, religieuses, études orientales, psychologie, esthétique, sociologie, pédagogie, enquêtes scientifiques, etc. Cumulant les spécialités et les genres, Maryse Choisy éclaire pour les avoir souvent précédées par ses intuitions, les aspirations diverses, mouvantes d’une époque en marche vers un renouveau spirituel planétaire.
De cette œuvre considérable, L’Être et le Silence, récemment paru, donne une première synthèse. Dans cette « Somme » d’idées originales, a dit un critique, les problèmes pascaliens sont élucidés avec la verve de Montaigne ; la science avancée rejoint la tradition sur la voie du salut. C’est le message de la Sagesse éternelle à l’usage de l’Occidental d’aujourd’hui.
La pensée de Maryse Choisy s’est élaborée au cours des années dans une recherche passionnée qui a pris librement tous les chemins : l’imaginaire, la connaissance du monde, le savoir acquis par une culture encyclopédique, et, au sommet, l’expérience mystique dans le secret de la vie intérieure.
Au seuil de sa carrière littéraire, Maryse Choisy avait découvert l’Orient avec une thèse sur l’Hindouisme pour son doctorat en philosophie et la rencontre, à Shantiniketan, de Rabindranath Tagore. Par la suite, elle est revenue plusieurs fois en Inde, pour faire retraite dans les ashrams, pratique l’ascèse du yoga. Avant la guerre, déjà, elle était des amis de Teilhard de Chardin, qui la ramena à la foi de son enfance.
En 1946, Maryse Choisy a créé la revue Psyché pour explorer le domaine encore neuf des sciences de l’homme, la psychanalyse qu’elle a su dépasser par l’en-haut. Secrétaire générale, pendant dix ans, de l’Association internationale des psychiatres et psychothérapeutes catholiques, elle a organisé de nombreux congrès en France et à l’étranger. Les congressistes ont eu l’honneur d’être reçus en 1953 par Pie XII, qui, trois ans plus tôt, avait accordé à Maryse Choisy une audience privée.
Le prix Lamennais 1967 lui a été décerné pour son livre le plus récent : Moïse, histoire intériorisée sur le plan mythique du grand prophète de la Bible, qui nous ramène « aux sources de l’unité et de l’amour ».


Mes Pères, Monsieur le Pasteur, Swamiji, Vénérable Bikku, Mesdames, Messieurs,
De nous trouver tous réunis ici me rend vraiment heureuse.
L’année dernière, nous étions arrivés au premier Congrès occidental officiellement. Il faut bien débuter.
Il faut d’abord annoncer ce que nous sommes, décliner notre identité. Il faut aussi dire notre estime, notre amitié qui sont en raison directe de notre connaissance mutuelle.
En 1966, nous avions simplement marqué nos ressemblances et nos différences. Les limites demeuraient encore assez vagues.
Aujourd’hui nous devons étudier avec plus de rigueur le cadastre. De toutes parts accourent menaces, risques. Avant d’aborder notre colloque, je murmure cette prière : « Mon Dieu, donnez-nous la grâce d’éviter le syncrétisme. »
Aujourd’hui nous commençons vraiment le travail, le joyeux travail en équipe. Et quelle équipe ! Le Père Daniélou, je l’admire au-delà de toutes les épithètes. Je l’admire parce qu’il sait faire des choses qui me paraissent impossibles. Il sait parler à des intellectuels très « jargonneux », mais aussi à des analphabètes. Il les intéresse tous et cependant il reste lui-même.
J’admire aussi l’érudition intelligente, la finesse de M. le Pasteur Bosc. J’admire les échappées mystiques du Père Struve. Il n’a pas pu être des nôtres cet après-midi, car c’est la Noël orthodoxe. Il parlera demain. J’admire l’esprit, le savoir, le dynamisme de M. le Rabbin Eisenberg, qui représente M. le Grand Rabbin de Paris. Lui non plus n’a pu venir aujourd’hui. Le samedi, les Israélites pieux ne voyagent pas. Nous l’écouterons demain.
Un sujet aussi mystique que l’autre côté de la vie, certes, nous n’aurions garde de le traiter sans nous entourer de Sages d’Orient. Combien nous sommes heureux d’accueillir le Swâmi Ritajananda, de l’Ordre de Ramakrichna. Pour lui le Védanta n’a pas de secrets. Et nous ne sommes pas moins heureux d’entendre le Vénérable Sobhita qui nous donnera le point de vue bouddhiste. Il y a plusieurs bouddhismes, le saviez-vous ? Je compte sur le subtil M. Cauvet-Duhamel, vice-président des Amis du bouddhisme, pour construire ce pont de l’Europe à l’Asie. L’Islam est représenté ici par le Dr Mokri, et par Si Kamil Hussein, de l’Ordre soufi de Derkawa. Ils nous apporteront ce parfum des roses d’Ispahan. S’il n’y avait pas de poésie dans la vie et la mort, le mot religion, je crois, perdrait sa signification réelle.
L’opposition de Sa Majesté, j’ai voulu la confier au professeur Bernard Guillemain. Grave erreur ! Bernard Guillemain, qui est du Rite écossais tout ce qu’il y a de régulier, croit à l’au-delà. De la Franc-Maçonnerie, il a retenu surtout l’initiation. J’espère qu’il ne gardera pas tous les secrets pour lui seul.
Nous ne sommes pas des enfants. Nous n’allons pas nous aventurer au royaume de la mort sans consulter le corps médical. Après tout, ce changement d’état appartient à la biologie autant qu’à la spiritualité.
Rassurez-vous. Les médecins que nous avons invités à ce colloque sont d’excellents médecins. Je les garantis. Je ne le dis pas parce qu’ils sont ici. S’ils sont ici c’est parce qu’ils sont des médecins excellents.
Au temps qu’il était de bon ton à la Faculté de se prétendre athée, une dame demanda à un grand chirurgien :
— Croyez-vous à la survie, docteur ?
Il répondit :
— Impossible, chère madame, pro-fes-sion-nelle-ment impossible ! Non mais, vous me voyez avec tous ces malades qui sont morts ? Si je les rencontrais de l’autre côté ils me le reprocheraient pendant toute l’éternité ! Dieu merci la survie, ça n’existe pas.
Puisqu’ils sont venus ici, nos amis ne craignent pas les reproches éternels.
Je salue avec une joie particulière le professeur Chauchard. Tout le monde connaît son œuvre immense, son esprit vivant, ses vertus de créateur. Je salue le Dr Hubert Larcher qui a inventé une science nouvelle : la thanatologie. Je salue chez le Dr Jacques Donnars, l’infatigable chercheur.
Pourquoi, mais pourquoi choisir comme premier thème de travail ce thème de la survie ?
Une religion ne vaut que ce que valent les rapports qu’elle établit entre l’homme et le monde invisible. Dans nos technocraties on est trop porté à considérer la religion comme un phénomène social. Elle est métaphysique ou psychologie. Le salut dépasse le temps et l’espace. C’est d’éternel que l’homme a soif. La religion qui se contente des limites d’une courte existence terrestre n’est que magie. Entre l’absolu et le relatif, la mort témoigne d’un changement d’état. Ainsi la mort devient le phénomène clé du religieux.
L’angoisse est l’émotion du changement, l’émotion de la liberté. Toute fin est insupportable. Par exemple nous venons de terminer une année. Sommes-nous sûrs de l’avoir terminée ? Rappelez-vous les variations du calendrier depuis l’ère chrétienne et même avant. L’année commence avec le retour du soleil et la naissance du Christ. N’était-il pas logique de choisir le 25 décembre ? Longtemps on lui préféra — avec nons moins de logique — le début du zodiaque et l’arrivée du printemps, entre le 21 mars et le 1er avril. Année liturgique de la Grande Mère, qui fut l’objet du premier culte de l’humanité. Le patriarcat d’Israël s’en tint à la moisson et aux récoltes d’automne. La rentrée scolaire en garde un vague souvenir. Les vacances suivent l’agonie de onze mois de travail.
Très tôt l’Occident abandonna le 1er avril aux plaisantins. Ne savons-nous pas que le rire lui-même est une expression de l’angoisse ? Il y eut bien un essai timide de situer le Nouvel An le jour de la fête alchimique des Rois. Le 6 janvier, je vous le rappelle, c’était hier. Enfin on s’arrêta au compromis du 1er janvier, à mi-chemin entre le 25 décembre et le 6 janvier. En outre le 1er janvier coïncide avec le rite juif de la Circoncision.
Nous n’arrivons pas très bien à enterrer même une année. Moi, je l’avoue humblement, je suis de ceux qui pleurent toujours à la Saint-Sylvestre. Toute la nostalgie de ce qui ne reviendra plus, jamais plus, se ramasse avant l’an neuf. Ce bébé janvier, nous le contemplons avec méfiance. Une méfiance telle que nous éprouvons le besoin de nous saouler quand il naît.
Notre civilisation apparaît dure. L’angoisse court en dessous. Dans la société occidentale, il est un sujet plus tabou que la sexualité : la mort. Pour les abstractions d’école où les termes techniques tuent les émois, la mort sert aux syllogismes : « Tous les hommes sont mortels. Socrate est un homme. » On agit néanmoins comme si tous les hommes n’étaient pas mortels, comme si Socrate était une invraisemblable exception.
Tout, dans notre civilisation, s’applique à cacher la mort : le cinéma, la radio, la haine du silence et de l’obscurité, la hâte, les pilules de bonheur. Les Américains vont jusqu’à farder les cadavres. Quand on ne dort pas, on lit un roman policier. Le monde d’Agatha Christie, d’Ellery Queen, de Stanley Gardner est un monde sans mort et même sans maladies. Si, à la page 19, la vieille tante à héritage a des crampes d’estomac, on devine immédiatement, avant Scotland Yard, qu’elle a été empoisonnée par un coquin qui en veut à ses livres sterling. La mort est anormale. La mort est si anormale qu’il faut inventer un monstre capable de la causer. Et au dernier chapitre ce monstre, ce pécheur sera au nom de la loi puni avec la plus extrême rigueur. Car un homme qui met fin à l’infini de la vie ne saurait être que l’inventeur du péché originel.
D’où vient cette angoisse de la mort ? Il est des agonies si douces qu’on les pourrait aisément confondre avec un orgasme. Des hommes qui ont passé leur vie à craindre la mort ont retrouvé un calme souriant quand a sonné leur dernière heure. Connue, cette « béatitude des mourants » où il semble que l’Espèce, d’un geste tutélaire, efface les révoltes désormais inutiles et ce dérisoire « jusqu’auboutisme » qui s’opposait aux lois de l’univers.
Il n’y a rien après ? L’homme disparaît tout entier ? Ne le fait-il pas chaque nuit ? Est-il malheureux quand il dort ? N’aspirons-nous pas tous au repos ? La mort est un phénomène naturel. Nous ne saurions en souffrir. Même l’araignée insensibilise la mouche prise dans sa toile. Quel homme oserait prétendre qu’il ne soit point las au soir de son existence ? Comment ne pas songer au mot amer de Villiers de l’Isle-Adam : « On s’en souviendra, de cette planète ! » Pourquoi alors les athées craignent-ils le sommeil éternel qui les délivrera enfin des maux de la dure journée dont ils ne cessent de se plaindre ?
Pour qui a la foi, la mort est le chemin qui conduit à Dieu. Quel fidèle craint de rencontrer l’objet de son adoration ?
Ainsi on peut renverser le pari de Pascal. Si je ne ressuscite pas, je mangerai, je boirai, je forniquerai et quand j’en aurai assez, je me reposerai. Et si je ressuscite, je me garderai vierge de plaisirs pour être digne d’entrer dans le paradis de Dieu.
L’angoisse de la mort, de toute manière, est irrationnelle. Et pourtant elle existe. C’est dans l’inconscient qu’il faut la débusquer.
C’est au moment des agonies, des naissances, de tous les changements d’état que nous avons vraiment besoin des secours de la religion. J’aimerais que ce colloque se déroulât dans une atmosphère d’intimité. Plus familier, plus spontané on est, plus on ose approfondir un thème.
Quand on croit à la survie, les vraies difficultés commencent. Quelle sorte de survie nous proposez-vous, mes Pères, vénérables sages, savants philosophes ? Resterai-je moi-même ? Emporterai-je ma personnalité, tout ce que je suis, tout ce que je sais ? Ou bien, pour atteindre la vie éternelle, devrai-je me dépouiller graduellement de tout ce qui est moi ? (et non pas Soi). La mort est-elle catastrophe pour le moi et nuit de noces pour le Soi ?
Nous, chrétiens, nous avons la résurrection. Pour ceux qui y croient, quelle consolation ! Hélas ! Il y a aussi ceux qui n’y croient pas. Ils ont beau être baptisés, ils n’arrivent pas à chasser leurs doutes secrets.
A l’autre bout de l’Eurasie, les bouddhistes — mais sans doute m’éclairerez-vous, Vénérable Sobhita — les bouddhistes parlent du plongeon dans le Nirvana. Les Hindous s’entretiennent de réincarnation. N’est-ce pas une autre sorte de survie ? Je suis sûre pourtant que le Swâmi Ritajananda nous conseillera de ne pas nous réincarner, surtout. Nous apprendra-t-il comment éviter la ronde des existences successives ?
Les différences nous apparaissent immenses. Le sont-elles vraiment, immenses ? Dans chaque religion il faut faire la part du folklore et la part de la théologie. Je songe notamment à ce passage de l’Evangile où ces sceptiques de Sadducéens tentent de ridiculiser la résurrection. Ils citent l’exemple de la veuve remariée tour à tour avec sept frères. Ils comptent embarrasser le Christ en lui demandant : « Après la mort, de qui sera-t-elle l’épouse ? » La réponse coupe leurs ruses. « Vous êtes dans l’erreur. Vous ne comprenez ni les Ecritures ni la puissance de Dieu. Car à la Résurrection on n’épouse plus, on n’est plus épousé. Mais on est comme des anges dans le ciel. » (Mt 22, 29.) Le Christ était trop poli pour dire aux Sadducéens que leur question était idiote. C’est pourtant ce que nous avons compris. Du moins, moi. Que la question de la mort soit une question mal posée, ressort des paroles recueillies chez des mystiques fort éloignés dans le temps et l’espace. Un jour qu’un de leurs camarades avait exhalé son dernier souffle, les disciples demandèrent au Bouddha :
— Qu’est devenu maintenant notre ami mort ?
Le Bouddha répliqua :
— La question devenu ou non devenu ne se pose pas.
Dans les mêmes circonstances les mêmes mots naquirent sur les lèvres de Jacob Boehme. Un étudiant voulait savoir « où va l’âme quand meurt le corps ».
— Il n’y a aucune nécessité pour elle d’aller où que ce soit, dit Boehme.
Question mal posée… La question de la mort, posée depuis des millénaires par des milliards d’hommes, qu’après eux j’ai répétée, est une question mal posée. Voilà pourquoi tarde la réponse.
Peut-être au sommet les points de vue se rapprochent-ils ? Peut-être ont-ils l’air, seulement l’air de se rapprocher ? Peut-être le syncrétisme n’est-il pas loin ?
Vade retro, Satana.
Avec tous les hommes éminents rassemblés autour de cette ronde — je sais, elle est rectangulaire, mais elle est ronde quand même — c’est une conférence au sommet sur la mort que nous allons tenir.
Pour lui donner son atmosphère à la fois familière et profonde, je consens, selon le vieux conseil de Pascal, à m’abêtir. Pour les Occidentaux, je serai le garçon qui pose des questions idiotes à Socrate. Pour le Swamiji, je deviendrai le jeune Nachiketas qui supplie Yama de lui révéler les secrets de la survie. Cela encore, c’est trop littéraire. Voyez comme il est difficile d’être analphabète.
Je veux me rapprocher davantage de notre thème. Je me dépouille de tous mes personnages. Je jette tous mes masques un à un. Je ne suis plus un rat de bibliothèque. Je ne suis plus présidente de l’Alliance mondiale des Religions. Je ne suis même plus écrivain. Je ne suis plus Maryse Choisy. Me voici devant vous, être angoissé, mis face à face avec la mort. Et alors je me tourne vers chacun de vous et je demande : « Que m’apportez-vous ? »
Père Daniélou, voulez-vous commencer ?