Où sont les lieux sacrés ?

Communication de Maryse Choisy au septième colloque de l’A.M.R. consacré au « Lieux sacrés » (8-9 janvier 1972) :

OÙ SONT LES LIEUX SACRÉS ?

Monsieur le Cardinal, Mesdames, Messieurs, mes chers amis,
Ce septième colloque de l’Alliance Mondiale des Religions, que j’ai la charge de présider, c’est notre Président d’Honneur, Monsieur le Cardinal Danielou, qui en a suggéré le thème. Comme d’habitude, ce thème va droit à l’essentiel.
Plus on réfléchit sur le phénomène des lieux sacrés, plus les questions accourent de toute part. Ces questions, je me contenterai de les poser aussi clairement que possible… Je ne vous jure pas que je trouverai les réponses.

LES QUESTIONS

Naturellement, je pense que beaucoup d’entre vous aimeraient avoir une définition du sacré. C’est déjà assez difficile. Je me permettrai, mon cher Cardinal, de citer l’excellente formule que vous avez donnée ici même il y a quelque temps. Vous êtes parti de l’étude phénoménologique et de l’expérience du sacré. Car le sacré est avant tout une expérience.
« Le sacré, avez-vous dit, est d’abord l’expression de la densité existentielle du transcendant, l’expression d’une densité d’être. L’invisibilité du transcendant n’est pas du tout l’expression d’une absence d’existence, elle est l’expression d’une intensité trop grande d’existence. On ne voit pas Dieu, non pas parce qu’il n’existe pas, mais parce qu’il existe trop. »

LES CORRESPONDANCES

J’ouvre ici une parenthèse sur nos méthodes de travail. Vous savez que l’Alliance Mondiale des Religions n’est pas seulement un lieu de rassemblement pour les représentants de toutes les religions. D’autres groupements ont tenté, comme nous, ce rapprochement œcuménique au sens large. Ce qui nous caractérise, nous, c’est la confrontation des spirituels et des scientifiques. Je le dis surtout pour ceux qui assistent à notre colloque pour la première fois.
Tout de suite, je tiens à prévenir un malentendu. Qu’on ne nous taxe pas de matérialisme parce que nous désirons montrer que la plupart des expériences spirituelles authentiques trouvent leur écho dans un domaine scientifique.
Il en va ici comme pour les mythes. Certains sont vrais, non seulement au plan mythique, mais aussi au plan historique et ontologique. Au théologien de faire la distinction. Le psychologue, lui, n’examine que la vérité mythique. Cette vérité-là se mesure à la capacité dynamique du mythe. Peut-il intégrer ou désintégrer une âme ? Peut-il établir le contact avec le transcendant ? Peut-il fonder la paix entre les peuples ?
En ce sens, tous les mythes sont vrais. Peu m’importe de savoir si Œdipe et Jocaste sont sortis de l’imagination populaire ou sophoclienne, ou s’ils ont bu ou mangé comme vous et moi. Par cette résonance qu’ils trouvent en nous, ils ont plus de réalité universelle que Mr et Mme Dupont en chair et en os à qui je dis bonjour chez l’épicier. Ici, l’existence est en quelque sorte surdétermination (surtout ne m’accusez pas de docétisme). Plus un symbole de rêve est important, plus il est surdéterminé à la fois dans les souvenirs refoulés de l’enfance, dans l’inconscient archaïque et dans les événements actuels. De même, plus un mythe est vrai, plus il a de significations.
Toutes les références à la linguistique, au cycle solaire, à la météorologie, aux rites de fertilisation, au contenu sexuel, aux lois cosmiques, aux découvertes scientifiques, sont vraies en elles-mêmes. Elles deviennent puériles dès quelles se prétendent arguments contre l’historicité. Elles ne la prouvent ni ne la détruisent. Il est absurde de nier la vie d’un saint sous prétexte que sa date de naissance « colle » trop bien avec une réalité d’ordre astronomique ou géographique. Du moment qu’un mythe est surdéterminé en raison directe de sa valeur, on conçoit que le transcendant se donne les gants de réunir un maximum de réalités. Tout est possible à l’omnipuissance, même l’existence. L’Absolu doit être une réalité dynamique, une réalité intérieure, une réalité psychologique en même temps qu’une réalité physique.

QU’EST-CE QU’UN LIEU SACRÉ ?
L’EXPÉRIENCE.

La première question qui se pose est : « Qu’est-ce qu’un lieu sacré ? »
C’est d’abord un endroit où l’homme ordinaire est saisi par… ici je vais employer le mot anglais
awe parce qu’il me semble que dans une syllabe (qui sonne comme une onomatopée), il dit ce que nous ne pouvons dire en français que par un assemblage de mots tels que : terreur devant l’insolite et, en même temps, vénération. Nous sommes devant quelque chose de mystérieux, quelque chose qui nous dépasse, et souvent nous écrase. Un être extrêmement sensible – un médium par exemple – éprouvera des impressions particulières. Il s’agit de phénomènes sensoriels : chaleurs et picotements sur la peau, comme au passage d’un courant électrique, musique intérieure, luminosité. Je rappelle ici l’expérience personnelle qu’André Frossard a eue dans une église, et qu’il a rapportée dans son livre Dieu existe, je l’ai rencontré. Cette expérience n’est pas exceptionnelle, elle est même classique dans certains exercices spirituels hindous ou tibétains, et je crois qu’il y a quelque chose d’analogue dans l’hésychasme byzantin. Mr. Olivier Clément pourrait nous éclairer sur ce point.
Une question essentielle se pose ici. Une personne du type très sensible que nous venons de décrire, qui se trouverait dans un lieu sacré
sans savoir que c’est un lieu sacré, aurait-elle, oui ou non, des perceptions de ce genre ? Ce serait là, à mon avis, une expérience cruciale. Si oui, on aurait la confirmation que le caractère sacré d’un lieu n’est pas un produit de l’imagination ni même un effet de suggestion de quelque propagande cléricale. On constaterait qu’il existe un stimulus physique auquel le sujet donne une réponse.
La deuxième question est de savoir
si le lieu sacré préexiste à l’homme ou si c’est un groupe d’hommes qui l’ont créé par leur foi et les prières accumulées au fil des générations. La différence n’est pas aussi brutale que ma formule maladroite semble l’indiquer. Il est évident qu’une église ou un temple sont construits par des architectes, alors que les montagnes ont précédé les primates.
Est-ce pur hasard que des croyants pourtant ennemis élèvent des temples sur le même emplacement où avant leur victoire était célébré un culte en l’honneur d’autres dieux ? En Europe Orientale et en Asie Mineure, une basilique chrétienne fut bâtie sur les fondations de quelque temple d’Aphrodite ou de Zeus. Puis les conquérants arabes ont détruit la basilique et mis une mosquée sur ses ruines. Les Croisés leur ont rendu la politesse. Là où fut la mosquée, il y a maintenant une église. Mr. Jacques Mauduit nous dira tout à l’heure qu’
avant le temple de Zeus il y eut au même endroit, dans les temps préhistoriques, une caverne sacrée où quelque chaman pratiquait déjà des rites religieux aujourd’hui oubliés.
En France même, on a remarqué que le culte de la Vierge est particulièrement florissant dans les régions où il y eut jadis des collèges de druides et que les grandes églises dédiées à Notre Dame s’inscrivent dans un triangle où fut adorée jadis la
Magna Mater. A Carnutum (le nom latin de Chartres), il y eut longtemps avant l’ère chrétienne, la tradition de la Vierge-qui-doit-enfanter. Cette préfiguration est émouvante.
En Vendée, je connais un petit village qui s’appelle Saint-Denis-Les-Pins. Il n’y a pas de pins à cent lieues à la ronde. Quand on se souvient que Denis dérive de Dyonisos et que le pin fut consacré à ce dieu grec, cela vous laisse rêveur.
La troisième question ou plutôt la chaîne de questions – que nous pouvons poser maintenant est :
pourquoi un lieu est-il sacré ? N’y a-t-il qu’une cause ? Ou bien y a-t-il plusieurs causes qui se rencontrent ? Y a-t-il alors un jeu de surdétermination ? Le lieu sacré est-il une donnée naturelle ou surnaturelle ? Et pourquoi pas les deux ? Comme je l’ai dit pour les mythes, toute perfection implique des correspondances de bas en haut de l’échelle. Qu’un seul boulon manque et tout est bouleversé.
Le lieu sacré dépend-il de ses proportions ? Les mathématiques nous livreront-elles son secret ? S’agit-il d’une configuration originelle ?
Un lieu est-il sacré parce que des événements historiques s’y déroulèrent ? (Exemples : Jérusalem, La Mecque, Rome.) Ou bien l’était-il déjà et c’est parce qu’il l’était précisément qu’un drame cosmique s’y joua ? Ou bien au départ quelque saint – cet excellent pipe-line du divin – y déposa-t-il cette force d’adoration, renouvelée continuellement par les prières des dévots ?

NOMBRE D’OR

Le lieu sacré par excellence est une église, un temple, une synagogue, une mosquée, une pagode, un monastère. Toutes les conditions du lieu sacré y sont en général réunies.
La maison de Dieu est un
yantra ou un mandala. Le yantra pour les Hindous, c’est une image sur laquelle l’esprit s’est fixé. Dans son usage populaire, c’est un talisman, un pentacle. Mais, comme l’a dit le Professeur Masson-Oursel, le pentacle est le raccourci d’un système, le système du monde dont le déchiffrement équivaut au salut. La différence entre un mandala et un yantra, c’est qu’un mandala s’emploie pour n’importe quelle divinité, tandis qu’un yantra est établi pour une divinité particulière.
Selon les Hindous, c’est une figure géométrique faite pour former un champ électromagnétique d’une grande puissance. Et cela, mon cher Cardinal, votre frère Alain l’a montré très brillamment dans un de ses livres. Les mathématiciens hindous s’y prennent à la manière de nos propres physiciens quand ils construisent une pile atomique. C’est par sa structure que le temple condense l’énergie cosmique et la fait rayonner ensuite sur les fidèles.
Nous retrouvons d’ailleurs le même souci de proportions dans la Bible. Je me contenterai de vous rappeler les mesures données pour l’Arche d’Alliance. C’est un lieu tellement sacré que tout homme indigne qui y pénétrait était foudroyé sur l’heure. Souvenez-vous aussi des mathématiques savantes qui sont à la base du temple de Salomon et de la Mer d’Airain.
Il est probable que les bâtisseurs des cathédrales s’inspirèrent des mêmes principes. Voilà pourquoi ils ont pu transmettre jusqu’à nos jours une haute initiation. Et ce secret géométrique de la maçonnerie, j’espère que le Professeur Guillemain nous en donnera quelque idée.
Je souligne cependant qu’un autre élément s’ajoute pour créer le sacré dans les églises catholiques et orthodoxes. Ce sont les reliques des saints qu’on y cache. Cela n’est plus de la mathématique, mais une tentative de transmettre la force originelle que le pipeline de Dieu y déposa.
A l’origine, l’architecture fut une science sacrée, peut-être même la plus sacrée de toutes.
Avant de devenir formule esthétique, le nombre d’or est d’abord la clé d’un champ de forces.

LA MONTAGNE

Sur chaque montagne inaccessible que Dieu fit (et en Grèce, par exemple, il ne fit que cela), il y a un monastère somptueux ou au moins une chapelle. Les temples sont bâtis sur le point culminant, difficile, pénible même pour un mulet. Ils sont comme une excroissance du sol, une nécessité née du rocher. Et cela reste vrai depuis le Parthénon jusqu’au Mont Athos, depuis le Mont Merou jusqu’au Mont Saint-Michel. C’est sur le Sinaï que l’Eternel donna les Tables de la Loi à Moïse. Le Professeur Baruk en parlera sûrement.
Enfin, je souligne que tout le Tibet sacré est en lui-même une chaîne de montagnes. C’est le Toit du Monde. Dois-je rappeler aussi que le Christ fit un sermon sur la Montagne, fut tenté par le diable sur un sommet, pria sur le Mont des Oliviers et fut crucifié sur le Golgotha ?
Voyons maintenant les correspondances.
Non, je ne veux pas parler seulement de l’air qui purifie les poumons. Tournons-nous plutôt du côté des atomistes. Il me paraît très instructif qu’avant les techniques modernes, quand les physiciens voulaient faire une expérience sur les particules, ils allaient sur les très hautes montagnes, y installaient leurs instruments et, en attendant que les phénomènes se produisent, faisaient du ski. C’est ainsi qu’avant la guerre, on rencontrait beaucoup de physiciens aux sports d’hiver. Nous sommes ici en pleine étude des champs de forces. Voilà encore qui va dans le sens de mon hypothèse. Le sacré correspond à un champ de forces, peut-être pas nécessairement électromagnétiques.

LES FLEUVES

Les montagnes ne sont pas les seuls lieux sacrés. Il y a aussi les fleuves. En Inde, tous les fleuves sont sacrés. Le Gange est le plus connu. Personne n’ignore les lieux sacrés de Bénarès, de Hardwar et, plus haut, de Rishikesh, qui signifie la vallée des Saints. Passe encore pour Rishikesh, tout proche de la source qui descend, très pure, des Himalayas. Mais à Bénarès, le Gange, à première vue, est sale. Il reçoit des cadavres. Tout le monde s’y baigne. Les femmes du peuple y lavent leur linge. Elles n’emploient pas de lessive industrielle, il est vrai, et il n’y a pas d’usines. Tout de même, pour les hygiénistes, le Gange à Bénarès est sale. Pourtant, vous pouvez recueillir de l’eau dans un flacon. Ouvrez-le dix ans plus tard et l’eau n’est pas troublée.
Des chimistes curieux, intrigués par cette propriété, ont fait l’analyse de l’eau du Gange à Bénarès. Ils y ont trouvé un désinfectant naturel, encore plus puissant que celui de l’eau de mer. Ces savants-là étaient matérialistes (il y en a même en Inde). Ils croient tout expliquer par cette analyse. Alors, moi, je pose toujours la même question : pourquoi cette composition chimique se trouve-t-elle dans l’eau de Bénarès et pas ailleurs ? N’y a-t-il pas là une confusion de causes et d’effets ? J’en reviens à mon hypothèse des correspondances.
Il y a d’autres fleuves sacrés, moins nombreux que les montagnes. Le Jourdain, par exemple. En Europe, tout le monde connaît le Rhin des anciens Germains et la légende des Niebelungen. Je nommerai aussi certains lacs d’Irlande et d’Ecosse où dansent les fées.

CAVERNES

Parmi d’autres lieux sacrés, il faut citer les cavernes. Dans ce domaine, Jacques Mauduit vous en dira beaucoup plus long que moi.
Je me borne à signaler que la caverne symbolisait le royaume souterrain des morts. Les initiations des mystères grecs se donnaient dans les cavernes. Les tragédies s’y jouaient. On peut voir encore aujourd’hui la caverne d’Eleusis.
C’est aussi dans les cavernes qu’ont lieu les guérisons miraculeuses.
Comme toujours, le corps médical est brillamment représenté à cette table ronde. Je suis vraiment heureuse de saluer ici le Professeur Chauchard qui, depuis nos débuts, est le pilier sacré de nos discussions, et aussi notre ami des premiers jours, le Docteur Larcher qui nous parlera des guérisons de Lourdes.

LES BOIS SACRÉS

La forêt est un lieu où les êtres les moins sensibles éprouvent ce sentiment d’awe, d’angoisse mystérieuse que j’ai décrit tout à l’heure. Le bois sacré est parmi les premiers temples de l’homme. Tout le monde connaît le bois sacré d’Œdipe, à Colone, où la foudre de Jupiter vient le tuer et l’immortaliser à la fois. Des anthropologues, surtout ceux qui, comme Darwin, croient que l’homme descend du singe, ont situé le berceau de l’humanité dans l’épaisse forêt. Le climat semi-tropical a donné à l’homme nu et faible sa chance de se nourrir, sa chance de survivre.
Au creux d’une forêt, il n’y a de sécurité que sur l’arbre. Le premier espace vital des primates est l’arbre. Partout, depuis les mythes hindous ou celtiques, nous trouvons un arbre sacré. Dieu punit Adam, Eve et le Serpent, mais il n’adressa pas un seul reproche à l’arbre. Le personnage essentiel de l’Eden est l’arbre.
Dans le souvenir des premiers hommes, la mère était liée à l’arbre. La mère était l’arbre. L’identification dut se faire très tôt. L’arbre fut doté des vertus de la mère et de ses pouvoirs. L’expérience des enfants et des primitifs nous a familiarisés avec cette pensée irrationnelle. Au demeurant, l’arbre s’y prête. Par ses branches, il protège. Il nourrit par ses fruits. Quand on s’est mis à faire paître les troupeaux, alors seulement on s’est procuré d’autres aliments. La mère a perdu son importance exceptionnelle. Le berger est devenu le seigneur.
Que pour l’homme primitif l’arbre fut la mère de la vie, nous en avons la preuve dans les monuments préhistoriques qui nous restent : le langage et le mythe.
Freud a souligné le rapport entre
mater et materia, que tous les alchimistes avant lui ont transmis dans leurs vieux secrets de bouche à oreille. Materia est l’origine de toute chose et du bois en particulier. Le nom de l’île de Madère se traduit simplement par l’île Sylvestre. Le mot latin pour arbre, arbor, ressemble aux mots albergo, Herberge, auberge, harbour, havre (port) qui tous signifient, en fin de compte, abri. En outre, des mots comme arkè, arca, ark et oak (chêne) sont évidemment reliés entre eux. Arkè signifie le commencement. Oak, en allemand Eiche (chêne), s’applique dans son sens originel à l’arbre en général. Le grec arkè est de la même famille que le latin arca, l’anglais ark, l’allemand Eiche, et le français arche. L’Arche de Noé, en tant qu’abri creux, est un symbole de l’utérus.
Le mot grec
argo provient du sanskrit arga, traduit par navire, mais qu’on emploie souvent comme synonyme de yoni, le sexe féminin, aussi sacré dans l’Inde que le lingam (Freud avait raison quand il interprétait barque érotiquement). C’est à partir d’argo que nous pourrons déchiffrer le mythe des Argonautes. Ce qui à l’origine dérivait de l’arche protectrice, devait retourner à un abri sûr à sa mort. Ainsi arc devient sarcophagus (ce qui mange le début), en allemand Sarg, en français cercueil. Dans la matière dont on fait le sarcophage, on retrouve une fois de plus l’arche de la naissance et de la mort et de la résurrection. Retour au sein maternel = sécurité suprême.
En Israël, Ashérat (Ashtaroth) est liée au culte suprême de Baal. Le mot
ashera a toutefois, dans l’Ancien Testament, un sens plus étendu, et est fréquemment appliqué à des pieux sacrés qui symbolisaient la Déesse-Mère et qui étaient érigés près des autels (ou mazzeboth, c’est-à-dire menhirs), dans les sanctuaires ou bois sacrés où se déroulaient les rites en faveur de la végétation. Sur les anciens murs de Mizpeh (Tell-en Nasbeh), on a retrouvé du côté est, où s’élevait le temple d’Astarté, une lampe en forme de coupe placée dans la fourche d’un arbre en terre cuite. Au même endroit, il y avait plusieurs figurines semblables ainsi qu’un mazzeboth conique.
Dans les fouilles de Mohenjo Dâro et surtout de Harappâ, on découvre le figuier sacré. Encore aujourd’hui, en Inde, on considère le
banyan comme un arbre dispensateur de vie auquel les femmes apportent des offrandes pour concevoir un enfant mâle. En outre, on associe souvent les organes de la génération au figuier sacré. Au Bengale, Manasa, la Déesse-Serpent, a droit à quatre fêtes de l’année. Elle y est représentée par son arbre sacré, l’euphorbe, qui a le pouvoir de repousser les serpents et qu’on plante dans la cour de la maison où se déroule le festival. Le Professeur E.O. James a particulièrement étudié les déesses-mères des forêts. Il a constaté, comme je l’ai fait moi-même, que parmi les tribus dravidiennes du sud de l’Inde, les déesses-mères des forêts sont restées presque inchangées au cours des siècles.
En Crète, la déesse minoenne était la maîtresse des arbres. Elle était associée à une plante sacrée, à un pilier et surtout au bipenne. Contrairement à ce qu’ont cru longtemps les freudiens superficiels, les piliers d’Israël, de Cnossos, de l’Inde, de la Perse et du Croissant fertile ne symbolisaient nullement le phallus, mais l’arbre-mère.
Nous en avons la preuve dans le fameux
maypole, si vivant encore dans les folklores celtes et scandinaves. Nous connaissons l’importance du chêne et du frêne dans le culte des druides. Chez les Gaulois, qui croyaient à la réincarnation, de belles druidesses escortaient les morts jusqu’au chêne sacré.
Le caractère féminin et maternel de l’arbre prend tout son sens dans le mythe d’Osiris sur l’autre monde. Le ciel y est dépeint comme le « double » de la région du Delta. Lorsque l’âme arrive, un immense sycomore se dresse comme une tour, avec de grandes grappes de fruits au milieu d’un feuillage luxuriant. Dès que l’âme s’approche, une déesse penche la tête et le buste hors du tronc comme si elle était à la fenêtre. Dans les mains, elle tient un plateau chargé de gâteau et de fruits, une cruche d’eau fraîche et transparente. L’âme doit goûter au fruit magique et à l’eau magique avant d’entrer au Paradis.
Le désir qu’a l’enfant de retrouver la sécurité et le bonheur qui s’exprime dans ce mythe, le désir du fils s’orientait vers le sein maternel dont il était sorti et où il voulait retourner. Ne surprenons-nous pas dans le culte d’Osiris le même rêve ? Après de nombreuses aventures, le cadavre d’Osiris fut enfermé dans un arbre. Et c’est dans cet arbre qu’on l’adore depuis. L’archéologie confirme cette coutume funéraire. Bien avant qu’on ne pratiquât l’enterrement, les morts étaient suspendus aux arbres.
La religion de l’arbre-mère joue un rôle aussi important dans la mythologie grecque que chez les druides. Antérieur au culte des dieux de l’Olympe, mais plus tard repoussé par eux au second plan (comme le fut le matriarcat par le patriarcat), le culte des nymphes prend toute sa signification dans l’art dionysien. Elles étaient, ces nymphes, des mères éternellement jeunes et belles. Certaines, comme les hamadryades, habitaient les arbres. Elles furent les nourrices de Dionysos, de Pan et de Zeus lui-même.
Parmi les superstitions d’aujourd’hui, l’habitude de « toucher du bois » pour conjurer le mauvais sort remonte à l’époque du bois sacré.
Ici encore, il y a une correspondance dans le domaine du biologique. La forêt est une usine qui fabrique de la vie. Dans l’humus, les bactéries travaillent nuit et jour à séparer le vivant de la mort. Sur le bois pourrissant naît un arbre nouveau. En plus de son symbolisme maternel, la forêt, elle aussi, est un champ de forces, éternellement actives.

DHARMSALA

De tout ce que je viens de dire, vous pourriez conclure en faveur d’une pluralité de causes, ou plutôt en faveur d’un système de correspondances entre le lieu sacré et plusieurs ordres de phénomènes : astronomiques, géographiques, physiques, chimiques, biologiques, psychologiques, etc. J’ai cru à cette théorie des correspondances jusqu’au jour où je suis allée voir le Dalaï Lama dans son exil à Dharmsala.
Voyez-vous, Dharmsala est un site de montagnes pas tellement élevé (2500 mètres) qui n’a aucune tradition de lieu sacré. C’était là que les fonctionnaires anglais du temps de l’Empire des Indes allaient passer les mois chauds de l’année, le climat de la plaine devenant insupportable pendant l’été pour ces insulaires du Nord. Dharmsala est rempli de ces villas victoriennes confortables et laides. Aucun culte ne fut jamais célébré à Dharmsala. Aucun miracle ne s’y était produit – sauf le départ des fonctionnaires anglais.
Depuis que le Dalaï Lama en exil y habite, depuis qu’il y a réinstallé les plus importantes lamasseries détruites au Tibet par l’envahisseur chinois, eh bien ! pour peu que vous soyez réceptif, vous percevrez là cette étincelle si particulière qui caractérise les lieux sacrés : on dirait que la présence du religieux a transformé ce réduit de montagne. Sans doute – je l’ai déjà dit au début –
un saint qui prie laisse des traces. Il n’y a pas ici de pré-existence géographique du lieu sacré, comme au Tibet.
Je n’ai donc que des question à poser. Je n’ai pas de réponse à offrir.

Je vous remercie de m’avoir écoutée.
La première réponse, je l’attends du Cardinal Danielou. Je pense que vous écouterez le Cardinal Danielou avec la même joie que j’éprouve déjà.

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