Présentation du thème du serpent

Communication de Maryse Choisy au neuvième colloque de l’A.M.R. sur « Le serpent et ses symboles » (14-15 décembre 1974) :

[note : dans cette communication, Maryse Choisy reprend en grande partie les chapitres « Le serpent et la lumière cohérente » et « Le champ de forces de la kundalini », de Mais la terre est sacrée, (pp. 118-123), y compris les passages qu’elle y citait de Marcel Moreau (La Tradition celtique dans l’art roman), mais cette fois-ci sans signaler sa source : nous les faisons apparaître en gras)

PRÉSENTATION DU THÈME DU SERPENT

Le serpent est un thème très riche, trop riche peut-être… Même les psychanalystes ne sont pas toujours d’accord sur sa signification quand ils le rencontrent dans les rêves de leurs patients. J’ignore quel sens le Dr. Stévenin lui donnera dans les cas cliniques qu’il décrira demain.
Pour cerner les débats qui suivront, je voudrais énumérer toutes les ambivalences qui s’attachent à la notion même de serpent.

1. L’ambivalence de polarité.

Le serpent est-il masculin ou féminin ?
Plusieurs fois dans l’Évangile, quand il s’adresse aux Pharisiens, Jésus dit : « Race de vipères ».
Flüsser, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, m’a expliqué que
vipère, dans ce cas, n’était pas tellement une injure – comme la « vipère lubrique » russe – mais plutôt une manière d’indiquer que ces gens descendaient de l’adultère d’Ève avec le Serpent.
Sur cette interprétation, le père Michel Sales et M. le pasteur Lods seront-ils d’accord ? Et je voudrais avoir aussi l’avis de M. Raphaël Cohen. Pour cela, il nous faudra attendre car, comme chaque année, M. Cohen parlera seulement demain dimanche. Un juif pieux ne se déplace pas le samedi.
Phallocratique aussi me parut l’interprétation classique des freudiens. Plus souvent lové que dressé, le serpent. Dans le mythe persan, Meschia, le premier homme, à l’heure du désir, appelle sa femme Meschiane, et lui dit : « Laisse-moi voir ton serpent parce que le mien s’élève puissamment. » Ainsi le serpent désigne l’organe sexuel aussi bien féminin que masculin.
En outre, le serpent habite en milieu humide. Il fait partie de ce complexe marécageux que, selon Bachofen, les religions patriarcales attribuent aux déesses chthoniennes. La Grande Mère de la protohistoire était adorée sous l’aspect d’un serpent.
Demain, M. Cohen nous montrera le sens qu’il faut donner au serpent qui avale Moïse au moment même que Dieu lui montre toute sa confiance. Le séjour dans le ventre du serpent ne représente-t-il pas la renaissance dans l’utérus ? Ce n’est qu’après avoir reçu l’initiation des Mères que Moïse peut fonder le patriarcat spirituel.
Par son habitat en milieu humide, par l’angoisse qui s’y rattache, il est le symbole du vagin denté et non pas du phallus, comme l’ont cru freudiens et jungiens primaires. Il garde toute son ambivalence. L’utérus peut tuer, mais l’utérus fait naître ou renaître. Qui a maîtrisé le poison du serpent, peut en distiller la liqueur.
Quand il est roi d’Ethiopie, lors de ses années d’apprentissage de chevalier, Moïse vainc les reptiles par les cigognes. Comme la symbolique hébraïque du serpent se rapproche étrangement de la tradition indique et orphique ! Le signe du serpent (
Nahash) devient, renversé, le pectoral (Hashen) du Grand Prêtre (Ers = er).
Ainsi dans l’épisode de la circoncision par la femme, le serpent qui avale Moïse ajouter une dimension.
Moïse veut aboutir à un dieu au-delà de la division en sexes. Un dieu homme ou femme est incomplet. Il ne saurait être le
seul dieu. La polarité appartient au manifesté. L’Absolu n’a ni manque ni désir.

2. Ambivalence supérieur-inférieur.

Si dans le mythe persan le premier homme peut dire à la première femme : « Laisse-moi voir ton serpent parce que mon serpent s’élève puissamment », si nous trouvons ce symbole dans beaucoup de situations dynamiques, n’est-ce pas parce qu’il représente la libido, c’est-à-dire, au sens freudien, la force de Vie.
Quelle vie ? Inférieure ou supérieure ? Nombreux sont les héros et les saints qui terrassent le serpent ou le dragon. Ils se battent contre la nuit pulsionnelle des instincts.
Pour C. G. Jung (et dans
L’Homme à la recherche de son âme il donne plusieurs cas cliniques à l’appui de sa thèse), le serpent représente à la fois, par son apparition dans l’histoire des espèces et par sa structure, le psychisme spinal, c’est-à-dire la moelle épinière jusqu’au cervelet. Il s’agit, comme on voit, de l’intelligence inférieure. Je ne m’attarderai pas sur ce sujet, car le Dr. Larcher le traitera demain pour notre joie à tous.
Ceci nous amène à notre
troisième – la plus importante de toutes – notre troisième ambivalence : le bien et le mal, la lumière et la nuit.

3. Le serpent est-il ange ou diable ?

Les scientifiques sont, comme vous le savez, de fondation à l’Alliance. Le professeur Chauchard est le cerveau de nos colloques.
Cette année, à côté des biologistes, des psychiatres, des physiciens, nous avons dû faire une large place aux ethnographes. Tout cela à cause de cette troisième ambivalence.
Nous avons voulu savoir quelle importance le serpent avait pour ces civilisations dites mortes et qui survivent dans notre inconscient et notre culture chrétienne aux arrière-fonds païens. Le caducée de nos médecins est grec. Peut-être remonte-t-il aux représentations de la Kundalini tantrique avec ses nadis qui se croisent aux centres subtils.
Dans toutes les religions pré-chrétiennes, le serpent reste le grand symbole de la présence divine. S’il entoure le pschent, c’est pour désigner le
mana des pharaons. La tradition ne représente-t-elle pas la lumière par un serpent se mouvant sur les eaux ? D’après Strabon, les druides ont caché leur plus grand secret sous ce symbole. Le serpent figure sur beaucoup de monuments mégalithiques. A Gawrinis, un  des plus vieux sanctuaires du Morbihan, plusieurs serpents sont gravés sur les pierres. Dans la commune de Plougoumélen, à l’entrée du tumulus de Pornic, l’allée couverte du Rocher a la forme exacte d’un serpent avec sa tête et son tracé ondulatoire.
L’expression la plus curieuse, montrant ce don d’offrande de la terre vers le ciel, et symbolisant le mieux les attributions du
Nwywre, se trouve sur le menhir du Manio à Carnac. Sa pointe est enfoncée dans la terre, elle est entourée de serpents gravés qui se dressent le long de ses parois, de bas en haut, et semblent soutenir ce jet de pierre de plus de quatre mètres de haut comme une offrande tendue vers le ciel.
Le serpent a connu dans l’art irlandais une faveur surprenante. Sa persistance est si frappante qu’on soupçonne à sa base quelque mythe perdu, obstiné à survivre en plein art chrétien. Il se trouve à chaque page dans le Livre de Kells.
Tous les celtisants sont d’accord pour voir dans le serpent le concept de « lumière créatrice de vie sous l’influence du Verbe, connu des druides et révélé plus tard par saint Jean. Cette vérité symbolisée par le Nwywre, représenté par le serpent et le dragon, n’était pas autre chose que les rapports visibles entre l’Esprit et la Matière, entre Dieu et le monde des hommes ».
Apollodore dit que la bave du serpent permet de comprendre le langage des oiseaux. N’est-ce pas l’aventure de Siegfried ? Une épée plongée dans le sang du dra&gon devient
lumineuse.
Chez les Mayas Quichès, en Amérique pré-colombienne, le serpent porte deux plumes sur la tête, il s’enroule autour d’un arbre comme dans la Genèse. Chez les Quichès, Cihua-Cohual est la mère de deux serpents jumeaux enroulés autour d’un bâton rappelant le caducée d’Hermès. Le Popol-Vuh, leur livre traditionnel, nous apprend qu’à la Création le serpent était sur l’eau comme la lumière vivante. Son nom primitif était Kan ou Gan. Le culte du serpent est toujours pratiqué en Amérique où il a encore de nombreux adeptes.
Il décore les vases de l’île de Crète, nous connaissons Zagreus-Dionysos, il apparaît dans les
Mystères d’Eleusis, rappelant la coupe de saint Jean et celle brisée de saint Benoît. Dans le culte de Mithra, il est aux côtés du taureau.
En Grèce, l’arc-en-ciel était représenté par trois serpents bleus qui symbolisaient la plus pure expression de la lumière.
Jacques d’Arès nous dira tout à l’heure le sens qu’il attribue aux serpents que Hera envoya à Héraclès et que l’enfant étouffa.
Dans tous ces mythes, quel est le dénominateur commun ? La lumière créatrice de vie.
Le christianisme primitif, si savant en matière de symboles, comment n’eût-il pas accueilli le serpent ? D’où vient alors son ambivalence ?
D’une part, le serpent est le diable, le mal contre lequel lutte saint Georges (qui n’a jamais existé). Il s’agit de l’Eglise conquérante, en guerre contre les dieux païens.
D’autre part, le christianisme finit par intégrer tout ce que le mystique avant lui a vécu. Le serpent représente sa valeur dans l’architecture et l’iconographie du Moyen Âge.
Le serpent qui sort de la coupe de saint Jean n’est pas le poison. Il est la lumière créatrice de Vie par l’intermédiaire du Verbe. La coupe représente le cœur et le serpent, la lumière nouvelle venue de Dieu.
Enfin
quatrième – et dernière ambivalence :

4. Statique et dynamique.

Celle-là, c’est surtout le professeur Chandra qui devra la résoudre. Car elle concerne en premier lieu la Kundalini.
La notion de Kundalini n’est pas plus étrange que le postulat de l’influx nerveux. La plupart des physiologistes l’acceptent aujourd’hui sans l’avoir jamais vu, même au microscope électronique.
Plus compliquées pourtant, les implications dynamiques de la Kundalini. Pendant que le serpent se dresse pour percer les chakras, le serpent lové à la base de la colonne vertébrale ne bouge pas. On songe d’abord à une étincelle issue d’une machine électromagnétique surchargée. Cela ne rappelle-t-il pas aussi la sphéricité de l’onde de restitution transmise à l’onde diffractée des hologrammes ? Sans doute est-ce là une des meilleures analogies physiques de la notion que nous essayons de cerner. Dans son premier centre, la Kundalini est tout entière à l’état de monade ou de germe : c’est pourquoi elle est enroulée. Tout entière aussi, sous une forme essentiellement dynamique, image dressée du Serpent Éternel, est la Kundalini qui court le long de la moelle épinière. Les tantriques citent souvent ce vers célèbre des Upanishads : « Le Tout (
Pûrna) est ôté du Tout et pourtant le Tout demeure. »
Le Tout ? Nous sortons de l’influx nerveux pour bondir dans la Weltanschauung du Vedanta. Ne nous étonnons pas que Kundalini bouge et ne bouge pas. Dans le corps, elle représente la plus grande déesse cosmique. Kundalini n’est autre que Shakti. Elle est comme Marie pour le chrétien, son introductrice auprès du Seigneur.
Je regrette l’absence du Pende Rinpoche, qui est à Évreux. Car il y a une différence de taille entre le tantrisme tibétain et le tantrisme du Bengale. Shakti veut dire épouse d’une dieu et aussi force. Le dieu pense mais il ne peut rien sans la force de Son Épouse. Pour les Tibétains, c’est la déesse qui pense et qui  conçoit, mais elle ne peut rien sans la force de Dieu. J’aime mieux que le professeur Chandra traite cette énigme.

5. Sublimation et synthèse.

Tout cela n’est pas insoluble. On peut intégrer les ambivalences dans une bonne sublimation. Je ne donne pas tout à fait à sublimation le sens trop restreint de Freud mais le sens plus large de métanoïa, de métamorphose.
Ou, si vous préférez la dialectique de Hegel, nous chercherons ensemble la synthèse de toutes ces thèses et antithèses présentées.
J’ai voulu simplement mettre en garde contre les difficultés de notre sujet. Merci de m’avoir écoutée.
Comment vous dire tout le bien que je pense du P. Michel Sales sans le faire rougir.
Je lui suis très reconnaissante d’avoir bien voulu remplacer le cardinal Danielou pour parler d’un thème qu’il n’a pas choisi.
Je demeure très sereine. Le P. Sales a l’érudition et la finesse d’esprit nécessaire pour cette lourde tâche et aussi la jeunesse pour remettre un peu de sang neuf dans notre vieille Alliance.

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